Que s’est-il passé après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir en 1987?
Après que Ben Ali a confisqué la banque en 1989, nous avons subi des pressions énormes de la part de l’ancien président et d’hommes d’affaires proches de lui pour qu’on la leur cède pour rien. La société ABCI et moi avons résisté. Et plus nous résistions et plus la pression policière et judiciaire augmentait. C’est pour cette raison qu’ils m’ont retenu en Tunisie pendant trois ans. Mais nous n’avons pas cédé et avons multiplié les recours, et ils n’ont pas pu transférer la propriété de la BFT à la «famille». Le blocage de ce transfert a été mal vécu et l’Etat a mobilisé de nombreux avocats, des moyens financiers énormes et l’ensemble de son appareil –du ministère des Finances à la Banque centrale, en passant par la police et la justice- pour décrocher ce trophée de guerre.
Cela n’a pas empêché Ben Ali de multiplier les tentatives de mainmise sur la BFT au cours des vingt dernières années, et la dernière a eu lieu quelques mois avant sa chute. Ayant vu que les choses n’allaient pas dans le sens qu’il souhaitait, et compris qu’il n’allait pas pouvoir atteindre son objectif, il y a eu une tentative de «privatisation» via une sorte de magouille procédurale en faisant croire que les actions d’ABCI appartenaient à la STB et que celles-ci allait vendre ses actions et celles d’ABCI en un bloc. Mais cette dernière tentative a été avortée par les divers recours d’ABCI.
Est-ce la première fois que vous négociez avec l’Etat tunisien?
Dès l’instant où il a compris qu’il ne pouvait rendre la spoliation de la BFT irréversible, Ben Ali n’a pas cessé d’envoyer des émissaires pour trouver une solution amiable et compenser ABCI d’une certaine façon, mais dans le cadre de ce qu’ils appellent une «solution globale», c’est-à-dire en utilisant les condamnations pénales comme moyen de chantage. La société ABCI et moi personnellement, puisque la question me concerne directement, avons toujours refusé d’y céder.
La perversion du système Ben Ali était la suivante: d’une part, il ne voulait pas reconnaître la responsabilité de l’Etat qu’il dirigeait, parce que pour lui l’Etat ne peut pas se tromper, et que ce qu’il fait, lui, personne ne doit le contester; or celle de la BFT était la première affaire où le système Ben Ali et Ben Ali lui-même étaient mis en cause sur le plan international, devant des tribunaux indépendants, et cette situation le gênait. C’est pour cette raison que Ben Ali a tenté de me mettre hors d’état de nuire, y compris sur le plan physique, avec menaces et tentatives d’assassinat.
Et que s’est-il passé après la révolution?
Les différents gouvernements qui se sont succédé jusqu’aux élections ont voulu eux aussi, sous prétexte de règlement global, utiliser les condamnations comme moyen de chantage en vue d’améliorer les termes des négociations. Cela a été refusé et tant moi-même que la société ABCI continuerons à refuser que les condamnations soient incluses dans les négociations. Les condamnations seront annulées par les moyens que l’Etat jugera utile. C’est essentiel.
Si aujourd’hui l’Etat lève les entraves à la fois judiciaires, administratives à l’investissement et restitue la BFT à ABCI, il a été convenu au sein d’ABCI que cette dernière maintiendra une grande partie de l’investissement en Tunisie –ce n’est pas une contrepartie, mais c’est un signal pour le futur qui sera utile à la Tunisie au moins pour trois raisons.
D’abord, alors que les investisseurs ne se bousculent pas aux portes de la Tunisie et sont plutôt en train de la quitter, ce sera un message fort envoyé au marché international afin de lui faire reprendre confiance dans le pays.
Ensuite, en reconnaissant sa responsabilité et en réparant le préjudice ou en déclarant vouloir le faire, l’Etat montrera qu’il se transforme d’un Etat dictatorial en un Etat de droit.
Enfin, l’Etat et la société ABCI peuvent utiliser cette affaire pour améliorer le climat de l’investissement et montrer que la Tunisie ouvre une nouvelle page dans ce domaine.
Quelles sont les demandes que vous allez mettre sur la table durant les négociations avec l’Etat tunisien?
Le point de départ est la décision de compétence exclusive du tribunal arbitral CIRDI. Donc, malgré le brouillage opéré au cours des trente dernières années, et surtout durant les 23 dernières années, l’affaire est claire. La société ABCI a rempli pleinement ses obligations et l’Etat tunisien n’a aucune demande dans ce sens. A l’inverse, l’Etat tunisien n’a pas rempli ses obligations. Or, toute violation des obligations entraîne une compensation du préjudice subi.
Nos demandes sont donc évidentes: ce sont celles exprimées dans la demande d’arbitrage, et sur la base desquelles le tribunal arbitral CIRDI a été saisi. Elles sont connues de l’Etat tunisien depuis 1982 et ont été reformulées entre autres dans la requête arbitrale de 2003. Pour contrer ces demandes, l’Etat a dépensé, sous Ben Ali, des millions de dinars, d’euros et de dollars.
Pour simplifier les choses, disons qu’il y a deux séries de demandes: d’abord le retour au statu quo ante, c’est-à-dire la restitution de la BFT à la société ABCI dans un état financier sain –comme elle l’avait laissée- et la levée de toutes les entraves, à savoir l’annulation des condamnations judiciaires iniques, et la mise à jour du cadre juridique et des protections de l’investissement par l’Etat tunisien, et la levée des entraves à la gestion de la banque par son actionnaire majoritaire et de contrôle –ABCI.
Ensuite, la compensation du préjudice. Certes, comme il nous l’a expliqué l’Etat, ses caisses sont aujourd’hui vides et la situation est difficile. Ce sera là l’objet des négociations. Malgré les affres de ce qu’elle a subit –et alors que beaucoup d’autres investisseurs auraient quitté demandé la condamnation de l’Etat ainsi qu’une compensation et seraient partis ailleurs après l’avoir obtenue- et si l’Etat montre sa bonne foi et reconnaît sa responsabilité –ce qui serait à son honneur- et procède à une compensation juste et équitable, la société ABCI est prête à faire un geste.
La société ABCI a déjà annoncé au gouvernement tunisien que la restructuration de son investissement va se faire sur la base d’une BFT avec des créances irrécouvrables et d’assumer la responsabilité de sa gestion pendant plus de vingt ans.
Ces créances s’élèvent à combien?
Elles s’élèvent aujourd’hui à 550 millions de dinars, dont une partie a été passée, à la demande d’ABCI, dans les comptes de la BFT au titre de l’année 2010. Mais l’administration et les gens qui sont impliqués dans cette affaire n’ont pas renoncé à leurs mauvaises habitudes et n’ont pris en compte que 173 millions et ont continué à dissimuler le reste –une somme quand même importante. Ils ont donc voulu nous laisser une bombe à retardement.
Bien évidemment nous sommes conscients de cette situation et nous avons attiré l’attention de la partie tunisienne sur ce piège. Cela prouve que les bilans de 1989 à 2009, qui annonçaient alors des bénéfices, sont faux.
Il faut qu’on puisse aborder la restructuration de la BFT dans une atmosphère constructive, parce qu’il n’est dans l’intérêt de personne que cette situation perdure. Les responsables actuels de la banque eux-mêmes pensent et nous l’ont confirmé que si cette situation de la BFT perdure, elle va provoquer une crise systémique du système bancaire. Donc, il est dans l’intérêt de la Tunisie d’assainir cette situation, sans faux fuyants ni magouille. Il faut mettre les cartes sur table et trouver une solution définitive, parce que les négociations ne vont pas durer éternellement. Elles sont limitées dans le temps.