Irresponsabilité? Insouciance? Apathie? Manque de courage? Incompétence? On a beau retourner le dossier sous toutes les coutures, on peine à trouver une explication logique et acceptable de la manière dont la plupart des gouvernements successifs de l’après Ben Ali ont géré le dossier du litige opposant l’Etat tunisien à la société ABCI au sujet de la Banque Franco-Tunisienne (BFT).
Logiquement, cette affaire aurait dû sinon avoir déjà été réglée, du moins en bonne voie de l’être. Or, plus de quatre ans après la chute du régime Ben Ali, on est plus que jamais loin d’une solution, du moins amiable dont on a pourtant été très, très proches deux ans plus tôt.
En effet, le 31 août 2012, les deux parties avaient conclu un procès-verbal définissant les principes et les modalités d’un règlement amiable de ce litige. Un accord demeuré lettre morte, par la faute du gouvernement de la Troïka –celui de Hamadi Jebali- alors aux commandes.
Pourtant, de l’aveu même des responsables de l’Etat, le procès-verbal du 31 août 2012 est absolument avantageux (voir procès-verbal d’une réunion ministérielle en date du 13 décembre 2012) pour la Tunisie. D’autant plus avantageux qu’elle n’a aucune chance –et c’est encore une fois certains responsables tunisiens qui l’admettent- n’a aucune chance de gagner dans le litige qui l’oppose à ABCI.
Si, comme tend à l’accréditer le discours des opposants d’hier gouvernants de la Tunisie de 2012 à 2014, l’ancien président n’a fait que du mal dans les différents domaines, les «redresseurs de tord» et «justiciers» qui nous ont gouverné après lui auraient dû s’atteler à réparer l’injustice commise sous Bourguiba et reconduite et aggravée sous Ben Ali, de la même manière qu’ils s’efforcent de le faire dans d’autres affaires. D’autant que plus personne, y compris au sein de l’Etat tunisien, ne conteste le fait que l’affaire de la BFT est l’histoire d’une spoliation.
Alors pourquoi cette exception, cette ségrégation caractérisant la gestion du dossier de la BFT? Pourquoi l’Etat, qui s’efforce depuis le 14 janvier 2011 –avec plus ou moins de sincérité et de bonheur- de résoudre ou, à tout le moins, d’apporter un début de solution aux nombreux et complexes problèmes hérités de l’ère Ben Ali, pourquoi cet Etat fait-il exactement le contraire de ce qu’il devrait faire dans le litige qui l’oppose à la société ABCI?
Pourtant, au début de l’après Ben Ali, les autorités semblaient animées de bonnes intentions et désireuses de tourner cette page alors ouverte depuis trente ans. En effet, le gouvernement Béji Caïd Essebsi a eu la sagesse, après que le Centre International de Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI), relevant de la Banque mondiale, se soit déclaré en février 2011 compétent dans le litige au sujet de la BFT, de demander l’ouverture de négociations avec ABCI afin de rechercher une solution amiable.
Engagées en avril 2011, celles-ci se sont poursuivies après l’arrivée de la Troïka au pouvoir et ont donc abouti, sous le gouvernement Jebali, à la conclusion du procès-verbal du 31 août 2012 définissant les grandes lignes et les étapes de la mise en œuvre d’une solution win-win qui aurait pu permettre de clore ce dossier.
Mais, bizarrement, cet accord a été remis en question par le gouvernement de la Troïka. Pourquoi?
Pour rendre caduc le memorandum du 31 août 2012 et justifier ce revirement, les autorités ont imaginé une grossière mise en scène d’après laquelle le memorandum aurait été préparé, négocié et signé dans leur dos par le conseiller rapporteur du contentieux de l’Etat, Hamed Nagaoui. Et elles n’auraient «découvert» le pot aux roses qu’au détour d’une inspection –confiée au Comité d’Inspection Générale des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières- concernant les relations de l’Etat tunisien avec le cabinet d’avocats Herbert Smith, qui assure sa défense dans l’affaire de la BFT.
La mission de faire «avaler» cette version à l’opinion publique a été confiée au ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières de l’époque, Slim Ben Hmidane. Montant sur ses grands chevaux, l’ancien ministre affirme alors n’avoir rien su de ce que faisait le conseiller rapporteur du contentieux de l’Etat Hamed Nagaoui. Or, Webmanagercenter a démontré –documents et déclarations (notamment celles de l’ancien conseiller du ministre, Mondher Sfar) à l’appui- que le ministre avait menti. Pourquoi ?
D’ailleurs, le rapport de l’audit menée par trois experts –et dont Webmanagercenter a révélé le contenu (….)- confirme les affirmations de webmanagercenter, et reconnaît que l’ancien ministre était au courant du mémorandum depuis «au moins le 20 septembre 2012».
Pourquoi l’admission, très tardive, que Slim Ben Hmidane savait ce que faisait Hamed Nagaoui ? Probablement pour lui faire porter le chapeau et protéger les chefs de gouvernement –Hamadi Jebali puis Ali Laarayedh- contre toute mise en cause dans ce dossier. Chefs du gouvernement qui, comme nous l’avons encore une fois prouvé, savaient eux aussi.
Donc, la vérité que les gouvernements successifs cherchent à camoufler, c’est qu’il y a eu engagement, au début, en faveur d’une solution amiable, puis revirement. Une des preuves en est le témoignage de Mondher Sfar, contenu dans une lettre en date du 23 septembre 2013 – Lire : Affaire de la Banque Franco-Tunisienne : Mondher Sfar accuse un lobby au sein du gouvernement.
L’ancien conseiller y affirme que s’il a «accepté de prendre la charge de Conseiller du ministre des Domaines de l’Etat, c’est bien dans l’idée et l’objectif de changer les pratiques anciennes, de concevoir et d’entreprendre des réformes structurelles dont mon ministère a tant besoin, vu le passif colossal que nous avons hérité de l’ancien régime» et que souligne qu’«il s’agit pour nous tous au ministère d’un des dossiers qui rentre dans le programme prioritaire défini par le ministre pour la lutte contre la corruption de l’ancien régime. C’est dans ce cadre-là que j’ai suivi le dossier de l’ABCI traité au sein du Contentieux de l’Etat par M.Hamed Nagaoui Conseiller Rapporteur, très motivé dans la lutte contre la corruption».
Mondher Sfar avait surtout révélé que «forts du soutien de notre ministre à aller de l’avant dans la recherche d’une solution juste et équitable, et dedévoiler les injustices commises par l’Etat nous avons assez rapidement vu la réticence de la Présidence du Gouvernement à favoriser une telle issue». A quoi cette «réticence», qui va rapidement tourner à la franche hostilité, est-elle due?
Homme dévoué à la mission dont il avait été chargé, Mondher Sfar a joué un rôle important dans la mise à nue des manigances du gouvernement dans l’affaire de la BFT. On lui doit en grande partie de savoir aujourd’hui ce qui s’est passé et ce qui, malheureusement, se passe encore.
D’après l’ancien conseiller, si le gouvernement a fait volteface dans le dossier de la BFT, c’est parce qu’une force dont les Tunisiens ignoraient jusqu’ici l’existence l’y a contraint. Cette force est composée d’«un certain nombre de hauts fonctionnaires qui traitent des dossiers économiques ont travaillé sous l’ancien régime et continuent à assumer de hautes fonctions et traitent les mêmes dossiers qu’ils traitaient sous l’ancien régime ».
Ces hauts fonctionnaires forment d’après lui «un véritable lobby», qui se trouverait «à la tête de la Présidence du gouvernement», «s’oppose de toutes ses forces à un arrangement amiable dans l’affaire de l’ABCI». Car les fonctionnaires qui le composent «n’ont aucun intérêt à traiter avec leur victime: l’ABCI qui risque de leur rappeler certaines vérités et certains faits».
Les gouvernements successifs de la Troïka, y compris celui de Mehdi Jomaa, étaient-ils, comme le prétend la thèse officielle, dans l’ignorance des discussions menées et du procès-verbal conclu par les services du chef du Contentieux de l’Etat avec la société ABCI? Webmanagercenter peut prouver qu’il n’en ait absolument rien et que tant Hamadi Jebali que Ali Laarayedh étaient tenus informés des développements successifs de cette affaire.
En plus de fac-similés de mails échangés par les deux parties durant les sept derniers jours (entre le 25 et le 31 août 2012) des négociations jusqu’à la signature du procès-verbal, nous produisons ci-après deux documents prouvant sans l’ombre d’un doute que MM. Jebali et Laarayedh étaient informés des développements de ce dossier.
Le premier document est le bordereau d’une note envoyée le 4 octobre 2012 au chef du gouvernement par le ministre des Biens de l’Etat et des Affaires foncières, Slim Ben Hmidane, et dans laquelle ce dernier parle de «la poursuite des efforts de règlement amiable avec ABCI » et dit lui envoyer cette missive pour qu’il décide «ce que bon vous semble ».
Le deuxième document est une autre note, du même émetteur au même destinataire, en date du 14 mai 2013 dans laquelle on relève ce qui semble être une erreur ou une contradiction.
En effet, on y lit d’un côté que M.Ben Hmidane a voulu dans cette lettre informer le chef du gouvernement de la «découverte», au détour d’un audit de la manière dont le dossier du litige avec ABCI est tenu du côté tunisien, du fait que le rapporteur conseiller (Hamed Nagaaoui, ndlr) avait signé un procès-verbal avec ABCI, à l’insu de l’«autorité compétente».
Mais d’un autre côté, le même ministre des Biens de l’Etat et des Affaires foncières «prie» le chef du gouvernement de «déterminer votre position au sujet du procès-verbal de règlement amiable conclu avec la partie adverse le 31 août 2012 et annexé à la lettre que je vous avais adressée depuis le 20 octobre 2012».
D’après une source proche du dossier, cette apparente contradiction ou erreur ne serait en réalité qu’un subterfuge exigé et obtenu par Slim Ben Hamidane en guise de garantie qu’on lui ferait pas porter le chapeau dans cette affaire, pour la gestion passée, si jamais l’Etat devait changer de position et conclure un règlement amiable avec ABCI.
Les dénégations de Slim Ben Hmidane n’ont été que la partie visible de la stratégie décidée par l’Etat pour se libérer du mémorandum du 31 août 2012. Cette stratégie visait à clore le dossier de la BFT. Avec ou sans l’accord d’ABCI, ainsi que le décrit un document du ministère du Développement et de la Coopération internationale, discuté lors d’un conseil des ministres, l’un des derniers à traiter de ce dossier, tenu le 13 décembre 2012 –c’est-à-dire trois semaines avant la démission du gouvernement Laarayedh.
A ce moment-là, ce ministère envisageait trois scénarios: une solution amiable, à certaines conditions, un règlement via le CIRDI, la liquidation de la banque.
Outre la clarification de la situation juridique d’ABCI –dont la partie tunisienne contestait alors l’existence, pour cause de déménagement de son siège social du Royaume-Uni à Gibraltar-, l’actionnaire étranger de la BFT devait, pour pouvoir avoir «la chance » de voir l’Etat tunisien accepter un règlement amiable, prouver «ses capacités financières» et soumettre un programme de sauvetage et de restructuration de la banque. Le non-dit de ce scénario, mais qui a été officiellement dit par la partie tunisienne à ABCI, c’est que cette dernière devait assumer le passif de près de 550 millions de dinars, accumulé lors des années durant lesquelles la BFT était totalement contrôlé par l’Etat tunisien –ce que l’actionnaire a bien évidemment refusé et refuse toujours.
Deuxième scénario, le règlement via le CIRDI. Jusqu’à son départ, le gouvernement de la Troïka a cru avoir des chances –du moins c’est ce qu’on a lui fait croire- de l’emporter devant cette instance arbitrale. En mettant en avant l’argument de la «non existence effective de la société » (un argument qui aurait 50% de chance d’être accepté, selon la note du ministère du Développement et de la Coopération internationale), ou la «non aptitude » juridique de la société ABCI Gibratar à être partie dans ce litige en lieu et place de ABCI Curaçao (une thèse qui aurait …65% de chance d’être acceptée par le CIRDI).
Enfin, si ces arguments étaient rejetés par le tribunal arbitral, la partie tunisienne pouvait encore «demander la suspension de l’examen du litige » jusqu’au rendu d’une décision dans le procès au pénal déclenché au sujet du procès-verbal du 31 août 2012 (une demande qui aurait 60% de chances d’être agréée par le CIRDI). Et c’est cette dernière option qui a finalement été retenue par l’Etat puisqu’une procédure pénale contre le rapporteur conseiller Hamad Nagaaoui a été engagée par le Contentieux de l’Etat, l’objectif ultime de la manœuvre étant de démontrer que le processus d’élaboration et de signature du procès-verbal du 31 août 2012 est entachée d’irrégularités voire de corruption et, de cette manière, faire d’une pierre deux coups: rendre cet accord caduc et frapper de nullité la procédure arbitrale devant le CIRDI, si jamais le soupçon de corruption pernicieusement évoqué du bout des lèvres par la partie tunisienne était prouvé.
Malheureusement pour ceux qui l’ont conçu et mise en œuvre, cette stratégie aura l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. Car, malgré les multiples reports concédés par le CIRDI au cours des deux dernières années pour lui laisser le temps de produire les preuves confirmant ses allégations, la partie tunisienne n’a pas été en mesure à ce séjour d’en produire.
En l’absence de ces preuves, le CIRDI a rejeté le 17 avril 2014 une énième demande de suspension et confirmé dans la foulée, le 4 septembre de la même année, la qualité d’ABCI à agir que l’Etat tunisien avait également contestée. Surtout, le tribunal arbitral a décidé que la Tunisie ne peut plus faire objection à la procédure et fixé le calendrier pour l’établissement des responsabilités et l’évaluation du préjudice subi par ABCI. Ce qui veut dire qu’il ne reste plus beaucoup de temps à l’actuel gouvernement présidé par Habib Essid pour épargner à la Tunisie la catastrophe qui s’annonce, en l’occurrence une condamnation aux lourdes conséquences financières. Qui interviendrait au plus tard début 2016.
Voici les documents en PDF
(http://www.webmanagercenter.com/docs/Doc_WMC.pdf
)