Il n’y a pas de place pour le développement de la loi du plus fort en Tunisie. Tout le monde doit se soumettre à la loi car, en tout état de cause, nous en sommes à l’origine puisque nous l’exprimons à travers nos élus. C’est cette conviction qu’exprime Mabrouk Korchid, ministre des Domaines de l’Etat et de la Propriété foncière, dans ses déclarations et par ses actes.
Il n’y a pas d’Etat sans discipline, et il n’y a pas de discipline sans l’application de la loi par tout le monde et sans distinction aucune. Les temps sont peut-être venus pour les acteurs politiques de cette deuxième République de faire moins de populisme et de démagogie et de restaurer l’Etat par la force des lois!
Mabrouk Khorchid estime que l’une de ses plus grandes réalisations est d’y avoir œuvré dans son ministère et dans la gestion des affaires publiques.
Entretien.
WMC : Monsieur le ministre, quel est le bilan de votre exercice 3 ans après votre désignation à ce poste ?
Mabrouk Korchid : Je pense que parmi les plus grandes décisions que j’ai prises et qui ont été appliquées, non sans difficultés, mais appliquées quand même, figure la récupération des biens publics spoliés après le 14 janvier 2011 par un pan de la classe populaire qui ne croyait plus en l’Etat.
Pour moi, l’enjeu était important et j’avais un défi à relever étant moi-même issu d’un milieu populaire et proche des démunis de par la nature même de mon travail en tant qu’avocat. Il fallait que le peuple tunisien reprenne ses droits sur ses biens.
“Pour moi, l’enjeu était important et j’avais un défi à relever étant moi-même issu d’un milieu populaire et proche des démunis de par la nature même de mon travail en tant qu’avocat…“
L’opération a été compliquée car elle a eu lieu dans des cités populaires, dans des zones agricoles, et a concerné des personnes non nanties. J’estime que cette action a été une réussite bien que très difficile car elle exigeait une décision politique et, fort heureusement, j’ai été soutenu par le chef du gouvernement et les gouverneurs. Aujourd’hui, nous avons recouvré 17.000 hectares.
Juste un exemple, j’étais en Egypte après le mois du ramadan et suite à la récupération de près de 150 hectares, le président de la République arabe d’Egypte ainsi que l’armée égyptienne ont célébré l’événement.
“Nous avons imposé de nouveau la notion de l’Etat chez un pan social qui doutait de la possibilité du retour de l’Etat aussi rapidement…“
Ce qui importe dans cette réalisation est la réinstauration de la culture de l’Etat. Nous nous sommes adressés à des classes populaires pour leur dire: “les biens de l’Etat doivent revenir à l’Etat“. Nous avons imposé de nouveau la notion de l’Etat chez un pan social qui doutait de la possibilité du retour de l’Etat aussi rapidement. Pour moi, c’est un acquis sur lequel je peux construire pour continuer sur la même lancée et rendre au peuple tunisien son patrimoine.
Cette opération m’a permis de voir que contrairement à ce que l’on pense et à partir du moment où les décisions sont prises et où il y a engagement au niveau du haut de la pyramide de l’Etat, les agents publics suivent. Toutes les opérations de récupération des biens publics que nous avons réalisées ont nécessité l’intervention de nos services, ceux d’autres ministères (ministère de l’Agriculture, celui de l’Equipement, de l’Intérieur), ceux des gouvernorats et des municipalités.
Ces actions ont prouvé la capacité de l’Etat tunisien à s’imposer de nouveau et à retrouver son autorité et son pouvoir de tutelle à condition que la décision politique soit affirmée et confirmée.
“La Garde nationale et les forces de sécurité ont tenu trois jours à Béja pour reprendre 800 hectares…“
Les institutions de l’Etat ont été des alliées dans l’application des décisions de recouvrement du patrimoine public. La Garde nationale et les forces de sécurité ont tenu trois jours à Béja pour reprendre 800 hectares dans une zone où les occupants des lieux sont des familles qui prétendent être démunies, pauvres -c’est peut-être le cas- et qui résistent y compris par la force.
Une autre décision importante et qui était gouvernementale, c’est celle de rendre leurs droits à nos concitoyens. Je m’explique: il faut avoir l’audace et le courage nécessaire pour que les autorités publiques reconnaissent avoir lésé des personnes pendant des décennies, accepter de leur redonner leurs dus et raisonner en adoptant le principe de l’équité. Il faut respecter les droits de nos concitoyens au même titre que nous devons veiller à la préservation des nôtres. Ceci concerne les agglomérations ou les groupements urbains qui existent depuis des décennies et qui ont été édifiés de bonne foi sur des terrains appartenant à l’Etat qui les a encouragés à y élire domicile en échange du dinar symbolique. Ce sont des personnes qui ont créé des fermes agricoles, introduit une micro dynamique économique dans les zones concernées, et dont les enfants instruits sont devenus des cadres aussi bien dans le secteur public que privé.
“Ces gens-là résident dans des habitations et ne possèdent aucun titre de propriété. Nous avons décidé de livrer des titres de propriétés à 500.000 concitoyens et j’en suis très fier“
Ces gens-là résident dans des habitations et ne possèdent aucun titre de propriété. Nous avons décidé de livrer des titres de propriétés à 500.000 concitoyens et j’en suis très fier.
Il y a une cité près du pont de Bizerte qui a été conçue selon la formule que j’ai citée plus haut; Sanhaja à Manouba pareil, et une multitude d’autres cités. Des gens qui vivent, qui meurent et qui lèguent à leurs enfants un patrimoine dont ils ne possèdent pas le moindre acte de propriété.
Je tiens à préciser que cette mesure ne concerne pas les spoliateurs des biens publics.
Une autre mesure a été prise et c’est la régularisation des exploitations agricoles d’avant la loi de 1995 et qui couvrent une superficie de 350.000 hectares. Des exploitants qui cultivent des terres et commercialisent des produits agricoles alors qu’ils n’ont pas non plus de titres de propriété. Ils ont acheté ces terres dans les années 60, 70 et 80 mais n’en possèdent pas les titres fonciers.
Je pense que c’est une importante décision qui sécurise nos concitoyens. Son importance ne se limite pas au fait que ces personnes ont récupéré leurs droits mais elle touche un important point: celui de la réconciliation de l’Etat avec ses contribuables. L’Etat est garant des droits et ne représente pas cette puissance publique qui prélève les impôts.
“La troisième grande mesure que nous avons prise au cours de cette année est d’avoir récupéré le siège de l’ancien parti RCD et de l’avoir rendu à l’Etat“
La troisième grande mesure que nous avons prise au cours de cette année est d’avoir récupéré le siège de l’ancien parti RCD et de l’avoir rendu à l’Etat. On en avait peur. Certaines voix se sont élevées pour appeler à le vendre, d’autres pour en faire le siège de l’Instance Dignité et Vérité, d’autres ont appelé à le louer. Nous nous sommes entendus approuvés par le président de la République, le chef du gouvernement et les membres du gouvernement pour qu’il revienne au peuple tunisien via le ministère en charge de gérer le patrimoine de l’Etat, en l’occurrence le nôtre. La symbolique est importante, les biens de l’Etat ont été récupérés par le peuple.
Ce bien confisqué, à la construction duquel nombre de RCDistes ont participé de leur propre argent, devait être rendu au peuple et c’est ce qui s’est passé. Le céder n’avait aucun sens. Nous comptons en faire également un centre touristique et culturel où nous diffuserons des films et des documentaires racontant la Tunisie ainsi que nombre de manifestations pour redonner à Tunis et à la Tunisie sa dimension civilisationnelle millénaire.
Nous avons choisi le nom de «Tour de la Nation» à cet immeuble et en arabe «Imarat al Watan» pour souligner l’importance de l’édification de la patrie.
Cette décision n’a suscité aucune réaction ni de la part des anciens résidents du lieu -qui font partie du peuple tunisien- ni de la part des opposants.
Sur un tout autre volet, qu’avez-vous fait pour protéger les concitoyens de la spoliation de leurs biens et de juguler le phénomène des trafics des titres fonciers qui peuvent léser des Tunisiens complètement confiants dans le système. Nous savons tout récemment ce qui s’est passé concernant le traficotage des contrats de vente par des agents municipaux et un cadre du ministère ?
Depuis que j’ai démarré mon exercice à la tête de ce ministère au mois d’août 2016, j’ai usé lors de la séance de passation avec mon prédécesseur, monsieur Hatem El Euch, un terme juridique: j’ai déclaré que “les fonctionnaires du ministère des Domaines de l’Etat sont les Grands Gardiens des biens publics“ (Kibarhorrass al Milk il A3m). C’est ainsi que je conçois le rôle de tous les agents de ce ministère. Ils ne peuvent pas être des protecteurs sans être intègres, loyaux et irréprochables. Ceux qui ne respectent pas cette posture sont durement sanctionnés parce que leurs responsabilités sont beaucoup plus grandes que d’autres qui ne font pas partie de mon ministère. Je me suis d’ailleurs concerté avec tous les ministres qui m’ont précédé à ce poste, et nous nous sommes accordés sur le fait que la lutte contre la corruption n’est pas seulement une campagne. C’est une lutte en continu.
“Je me suis d’ailleurs concerté avec tous les ministres qui m’ont précédé à ce poste, et nous nous sommes accordés sur le fait que la lutte contre la corruption n’est pas seulement une campagne“
En ce qui concerne notre ministère, deux actions nous ont paru importantes: la récupération des biens publics et la réduction de l’usage des voitures publiques que j’ai personnellement supervisé.
Nous avons démarré une campagne pendant la fête du sacrifice de 2016 et de 14% de dépassement en la matière, nous sommes arrivés aujourd’hui à 4% et 2% d’infractions. Des performances qui n’ont pas été réalisées avant 2011 alors que l’Etat était fort.
“Tous les dossiers litigieux ou qui posent problèmes sont traités par des commissions où siègent les hauts fonctionnaires du ministère“
Par ailleurs, tous les dossiers litigieux ou qui posent problèmes sont traités par des commissions où siègent les hauts fonctionnaires du ministère.
Auparavant, il revenait au ministre de prendre des décisions qui, dans certains cas, n’atteignaient pas les objectifs escomptés et assumait à lui seul les conséquences, et se trouvaient parfois soumis aux contraintes des ordres supérieurs et nombre d’entre eux m’ont dit que chaque matin que Dieu faisait ils priaient pour partir de ce ministère.
Depuis, l’approche a changé. Nous travaillons dans les cadres de commissions qui maîtrisent les dossiers et nous prenons des décisions concertées de manière claire et précise.
Oui mais pour ce qui est du trafic des titres fonciers ?
La question de la substitution des titres fonciers s’est posée avec acuité après le 14 janvier 2011. C’est la conséquence du vol des tampons officiels dans les municipalités, et ensuite, on procède à l’enregistrement dans les recettes des finances et ils trouvent même des complicités au niveau de l’administration de la propriété foncière.
Les premières opérations sont perpétrées dans les municipalités parce que nous parlons là de fausses signatures légalisées. Lorsqu’ils se rendent à la Direction de la propriété foncière, il n’y a aucun moyen de vérification de l’authenticité de la signature, et je n’écarte pas, comme dit précédemment, des complicités internes.
“Nous avons créé à ce propos une commission qui planche sur l’élaboration d’une loi pour que la légalisation des signatures des titres fonciers ne soit plus effectuée dans les municipalités…“
Cette question nous mène à réfléchir sérieusement à lancer une initiative législative pour la centralisation des signatures au niveau de la Direction de la propriété foncière pour protéger les titres de propriété des vols. Nous avons créé à ce propos une commission qui planche sur l’élaboration d’une loi pour que la légalisation des signatures des titres fonciers ne soit plus effectuée dans les municipalités mais dans une administration spécialisée au sein de la Direction de la propriété foncière. Il faut que le titre bleu soit généralisé.
Pour ce qui est de la dernière affaire qui a défrayé les chroniques ces derniers temps et touchant aux fonctionnaires municipaux et leurs complices, il y a une conclusion à en tirer, c’est que la vérité finit toujours par éclater et que tout contrevenant, quel que soit son poste, son pouvoir ou sa puissance, finit toujours par tomber dans les mailles de la justice. Et aujourd’hui, nous sommes en train de soumettre tous les biens de la famille Ben Ali et tous les titres fonciers à un contrôle extrêmement rigoureux, je dirais presque drastique pour savoir ce qu’il en est réellement advenu.
Nous avons mis en place une équipe dédiée spécialement à cette mission. Tous les titres fonciers appartenant aux personnes citées dans la liste des 114 seront revus et révisés. Nous procéderons à des vérifications quant au degré d’application de la décision de confiscation: a-t-elle été appliquée et sinon pourquoi?
“Il y a des biens fonciers au nom des Trabelsi qui n’ont pas été confisqués, nous en découvrirons les raisons“
Il y a des biens fonciers au nom des Trabelsi qui n’ont pas été confisqués, nous en découvrirons les raisons. Est-ce que la Direction foncière n’a pas donné l’information ou c’est la Commission de confiscation qui n’a pas assuré? Nous procéderons à toutes les vérifications, et si nous nous rendons compte qu’il y a des personnes qui ont pensé spolier les biens du peuple tunisien et vivre dans l’impunité, nous leur prouverons que la main de la Justice les atteindra.
Et concernant le dossier des biens des étrangers non résolu depuis des décennies?
La situation des biens étrangers est très compliquée. Il y a eu un accord signé au début des années 90 et qui n’a pas à ce jour abouti à très grand-chose. Le fait est que leur gestion est répartie entre deux ministères.
La Direction des biens étrangers au sein de notre ministère est la propriétaire de ces biens, et la SNIT -qui dépend du ministère de l’Equipement- en est la gestionnaire. Cette dualité ne permet pas la résolution rapide de ce dossier au niveau tout d’abord de l’identification de ces biens et du contrôle de leur gestion.
“La SNIT a pour principale mission la promotion immobilière et elle y réussit, que ce soit par la vente ou par la location“
La SNIT a pour principale mission la promotion immobilière et elle y réussit, que ce soit par la vente ou par la location. Elle dirige un patrimoine public dont elle gagne 10% des locations si les gens payent leurs loyers sans oublier les bâtiments abandonnés. Il va falloir une solution légale à ce problème. D’autant plus que les bâtisses non habitées sont dangereuses parce que mal entretenues et sont devenues le refuge de la grande criminalité et même des terroristes.
Il fallait oser une réforme profonde, et nous pensons créer une agence de gestion des biens étrangers et des biens publics privés. A titre d’exemple, le Colisée ou encore l’Immeuble national loués par l’Etat. Ce sont des biens qui appartiennent à notre ministère et qui sont gérés par la SNIT. Cet état des choses a épuisé le patrimoine public et ne nous permet pas d’optimiser sa rentabilité. Baladez-vous dans le Grand Tunis et vous serez choqué par l’état de délabrement des bâtisses publiques dont des monuments de grande beauté et qui racontent l’histoire d’une partie de notre pays.
“Tout récemment, nous avons offert un édifice au ministère du Tourisme. Un édifice classé construit en matériaux nobles: marbres et céramique de grande valeur“
Tout récemment, nous avons offert un édifice au ministère du Tourisme. Un édifice classé construit en matériaux nobles: marbres et céramique de grande valeur.
Grâce à cette agence, nous comptons œuvrer à préserver le patrimoine immobilier public. Fort heureusement, le chef du gouvernement a approuvé notre démarche et nous travaillons sur la préparation d’un décret permettant sa création. Le ministère de l’Equipement et la SNIT soutiennent aussi notre approche.
Dans l’attente, la Commission des Biens étrangers s’est réunie régulièrement et nous avons récolté des fonds importants suite à la vente de nombre de biens dont a profité la trésorerie de l’Etat.
Et qu’en est-il de la vente des biens confisqués bien qu’elle ne relève pas de vos compétences ? Y a-t-il un suivi de votre ministère en la matière ?
Vous l’avez dit : la gestion des biens confisqués ne relève pas de nos compétences, mais je voudrais, par honnêteté, louer les efforts de l’ex-ministre des Finances par intérim, Fadhel Abdelkéfi, qui avait injecté une nouvelle dynamique à la Commission nationale de gestion des avoirs et des Fonds objets de confiscation, ce qui a permis à l’Etat de vendre et de céder nombre de biens confisqués.
“Les plus grands dossiers en rapport avec des entreprises aussi importantes que Carthage Cement, Orange Tunisie ou encore Alpha Motors et d’autres vont être définitivement clos et dans peu de temps, ce qui est positif“
D’autre part, les plus grands dossiers en rapport avec des entreprises aussi importantes que Carthage Cement, Orange Tunisie ou encore Alpha Motors et d’autres vont être définitivement clos et dans peu de temps, ce qui est positif.
Je voudrais profiter de l’occasion pour dire qu’il ne faut pas généraliser et qu’il y a des entreprises qui n’ont pas périclité suite à leur confiscation, et je citerais à ce propos Alpha Motors.
Peut-être que c’est parce qu’elle n’a pas été dirigée par un mandataire judiciaire ?
Oui c’est important et je reconnais qu’il y a eu de nouveaux abus des biens publics à cause de la mauvaise gestion de certains mandataires et experts. Il est triste de voir un palais aussi beau que celui de l’ancien président Ben Ali à Utique cambriolé et dévasté, et nous sommes heureux de l’avoir cédé au ministère du Tourisme. Le problème est que la culture de la protection des biens publics est presque inexistante dans notre pays. Nombre d’experts judiciaires n’ont pas assuré et peut-être que nous devrions ouvrir le dossier de la gestion par les experts judiciaires des biens publics pour procéder à une juste évaluation de ce qui est advenu de tout ce qui a été mis sous leurs responsabilités.
Et qu’en est-il des biens expropriés pour cause d’utilité publique ? Vous savez bien entendu que nombre de nos concitoyens ont été brimés ?
La loi a été promulguée pour que les personnes lésées requièrent leurs droits et j’ai veillé personnellement à ce que, dans la Commission d’expropriation, siège un représentant de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme pour qu’il n’y ait pas abus. Je pense que désormais tout ira dans le sens de plus d’équité et de justice pour les uns et les autres.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali
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