Pour les économistes, c’est le mal majeur. Il sévit depuis plus de dix ans
au Japon et pourrait atteindre l’Europe, l’Amérique, puis la planète
entière.
« Pour que cela n’arrive
pas,le mieux est de ne pas en parler ». Poser la question à Pascal
Blanqué, responsable du département des études économiques au Crédit
agricole, une des premières banques mondiales, constitue déjà un signe de la
catastrophe possible. Mais il est trop tard. La déflation redevient la
hantise des experts. Techniquement, le mot désigne une baisse du taux
d’accroissement du niveau moyen des prix, c’est-à-dire un ralentissement de
l’inflation. Historiquement, la déflation désigne un cycle économique
infernal qui contamine rapidement tous les pays et conduit les populations à
la misère.
Voilà plus de dix ans que le
virus sévit au Japon. La consommation et l’activité industrielle ne cessent
de décliner. Mais l’épidémie n’a pas encore gagné l’Asie.
L’Allemagne présente de graves
symptômes. La France, voisine, souffre à l’unisson. Et les Etats-Unis ?
C’est New York, en décembre 2002, que le très puissant patron de la Banque
fédérale américaine, Alan Greenspan, a prononcé pour la première fois le mot
qui fait mal : « En matière de déflation, nous aurons beaucoup à apprendre. »
Il a réitéré ses craintes le mercredi 25 juin quand, pour la treizième fois
depuis le début du millénaire, la Banque fédérale a baissé son taux
d’intervention à 1% dans l’espoir de relancer une économie désespérément
atone. La dernière fois que la déflation a dévasté la planète, c’était dans
les mois qui ont suivi le krach de Wall Street, en 1929. Les faillites
bancaires et les fermetures d’usines se sont multipliées. Les marchés
agricoles se sont effondrés. Chômage, famine et pénurie se sont propagés.
La déflation, ce n’est pas la
dévaluation, cette perte de valeur de la monnaie qui finit souvent par
relancer les exportations, donc l’activité. Ni la récession, qui se traduit
par une chute de la croissance forcément créatrice de chômage. Quand cette
dernière débouche sur la baisse du volume de l’activité, donc d’un recul du
PIB, on parle de dépression, terme employée aux Etats-Unis pour désigner la
crise de 1929. L’étape suivante, la crise extrême du capitalisme, c’est la
déflation. Les indicateurs sont si mauvais que les prix s’inscrivent à la
baisse. Et le processus s’auto-entretient. Le consommateur attend une
nouvelle baisse des prix pour acheter. L’activité diminue. Des sociétés
ferment. Des chômeurs se retrouvent sans argent. Les prix baissent encore.
Les banques cessent de prêter.
«Si l’on se réfère à 1929,
explique Pascal Blanqué, il faut que se combinent trois phénomènes. D’abord,
un excès de valorisation boursière, ce que l’on appelle une bulle, suivie
d’une correction sévère à la baisse. Nous y assistons depuis trois ans.
Ensuite, un surinvestissement des entreprises. L’argent n’étant pas cher,
certaines ont pu lever des capitaux lors de l’arrivée d’Internet. Enfin,
conséquence de cet engouement finalement déçu, on enregistre un
surendettement des entreprises.» La majorité des places financières ont été
touchées par les trois symptômes, d’où une baisse très nette de l’activité
industrielle, les sociétés étant surtout occupés à réduire leur endettement.
L’Allemagne et la France
semblent être entrées dans cette phase et sont donc menacées par la baisse
de l’activité et l’augmentation des faillites. Le Japon a franchi une étape
supplémentaire, « l’effondrement des prix des logements : les propriétaires
se sentent moins riches et réduisent leurs dépenses ». Dans l’archipel, la
crise de l’immobilier a eu d’importantes répercussions dans le secteur
bancaire : la baisse de l’immobilier sur lequel reposaient nombre de leurs
actifs a ruiné les banques qui ploient désormais sous le poids des créances
douteuses et cessent de prêter. Pour se rassurer, les économistes français
avancent que l’immobilier tient bon… Mais, en Allemagne, les logements ont
perdu 2% de leur valeur en cinq ans. Ils estiment aussi que le système
bancaire est sain. Pour combien de temps ? Si Alan Greenspan, par sa
politique de prêts bon marché et George W. Bush, par ses cadeaux fiscaux,
s’efforcent d’alimenter le moteur de la consommation, donc la croissance aux
Etats-Unis, la Banque centrale européenne maintient des taux plus élevés et
les autorités bruxelloises exigent des pays de l’Union une rigueur
budgétaire qui pourrait faire chuter les investissements publics. La France
a réduit les aides aux chômeurs et prévoit de baisser le montant des
retraites.
Les facteurs susceptibles
d’engendrer la déflation sont trop nombreux pour être tous énoncés. Les pays
émergents pourraient avoir joué un rôle dans la première phase. Les pays
dits riches seraient sur le point de payer un lourd tribut aux politiques de
délocalisation menées par leurs industriels. Des produits à prix cassés
arrivent en nombre croissant sur leurs marchés, qui entraînent la fermeture
de leurs usines ou obligent à une politique salariale draconienne. D’où une
baisse des revenus et de la consommation.
Le mal viendrait surtout de
Chine. Mais, quand une usine de biscuits ouvre en Egypte ou qu’un centre
d’appels téléphoniques s’installe au Sénégal, l’effet déflationniste sur les
salaires européens est le même. Ces supposés « coupables » de la déflation
en seraient aussi les premières victimes. Un Européen désargenté n’achète
plus les haricots verts du Kenya ou le cacao de Côte d’Ivoire. Et consomme
moins de pétrole ou de gaz.
Les pays producteurs africains
seraient donc touchés. Ajoutons, qu’en période de crise, la main-d’oeuvre
immigrée est la plus fragile. Combien de salariés se verraient incapables
d’envoyer le pécule habituel dans leurs pays d’origine ? La déflation, comme
la peste, est terriblement contagieuse.