Batam n’est pas tout à fait mort
Le
groupe de distribution a certes été démembré. Mais l’essentiel de ses
activités a été préservé.
C’en est fini du groupe Batam, leader de la grande distribution en Tunisie
il y a encore deux ans. Depuis le 1er septembre, huit mois après la
cessation de paiements et la nomination à sa tête d’un liquidateur
judiciaire, il a été démembré. Mais ses deux fleurons, Hela-Batam
(électroménager) et Bonprix (alimentaire), qui représentaient les cinq
sixièmes de ses activités, sont sauvés : ils sont passés sous le contrôle de
leurs créanciers, essentiellement des industriels de l’électroménager et des
banques (voir l’encadré). Les anciens actionnaires (dont les frères Ben Ayed,
promoteurs du groupe) ont perdu la totalité de leur mise.
La première crise du capitalisme tunisien constitue un cas d’école qui ne
manquera sûrement pas de se reproduire dans des pays économiquement
comparables : comment sauver l’essentiel d’un grand groupe privé surendetté
(300 millions de dinars, 206 millions d’euros), aux fonds propres limités
(30 millions de dinars), et dont la cessation de paiements risque d’ébranler
le système bancaire ainsi que le secteur industriel de l’électroménager ?
La conjugaison des efforts entre pouvoirs publics, banques et fournisseurs a
contribué à la réussite de l’opération de redressement pilotée par
l’administrateur judiciaire, Ali Debaya (voir ci-contre). Ce dernier, qui a
notamment dirigé la Société tunisienne de banque, le plus grand
établissement de la place, est un professionnel apprécié par ses pairs et
par les créanciers.
Au départ, la plupart des fournisseurs étaient réticents à l’idée d’avoir à
apporter de l’argent frais et se préoccupaient du sort de leurs créances. La
force de persuasion de Debaya les a rassurés et le tour de table a
finalement été bouclé. Grâce à une ingénierie financière ayant mobilisé les
meilleurs experts de la place, on a sauvé l’essentiel des entreprises (dix
sur les quatorze mises sous administration judiciaire), les emplois (sur les
quelque 1 900 employés à fin 2002, 1 600 ont gardé leurs postes et 300 font
l’objet d’un licenciement économique), la totalité des dettes financières et
une partie des dettes fournisseurs.
L’endettement global du groupe a été allégé de près du tiers, soit près de
100 millions de dinars, dont 35 millions d’abandons de créances, 20 millions
de dinars à travers la résiliation de contrats (y compris d’achats
immobiliers) et 45 millions de dinars par la conversion de créances.
Au total, Debaya a eu besoin de près de 75 millions de dinars pour son
programme de recapitalisation, dont environ 40 pour Hela-Batam, 25 pour
Bonprix et 10 pour les autres entreprises, notamment celles distribuant du
matériel de bureautique et du prêt-à-porter haut de gamme. Il a obtenu la
moitié de la somme par conversion de créances, et l’autre moitié en argent
frais avec déblocage immédiat ou progressif selon les besoins. Début
septembre, l’argent frais a commencé à être versé sur les comptes de ces
sociétés, et les fonds de roulement pour les prochains mois dans les cas de
Hela-Batam et Bonprix étaient assurés.
Le plan de redressement que Debaya a présenté comme un travail d’équipe n’a
pas concerné le seul volet financier. Il a aussi porté sur la
réorganisation, notamment celle du système d’information de gestion, les
procédures, et surtout l’adaptation des concepts commerciaux de Hela-Batam
et de Bonprix. Des business plans et des plans de trésorerie pluriannuels
ont été élaborés pour baliser l’avenir et accroître la visibilité des
nouvelles sociétés. Parallèlement à la recapitalisation qui ne pouvait
suffire à elle-même, une opération de downsizing sur les sociétés du groupe
a été entamée pour les alléger, les concentrer et réduire leurs charges.
Avec l’adhésion des dirigeants et du personnel, les coûts ont été diminués
de moitié, voire plus dans certains cas. En outre, des biens non nécessaires
à l’exploitation seront mis en vente, tandis qu’une trentaine de magasins
vont être redéployés pour améliorer leur rentabilité ou éliminer leurs
surcoûts.
Le groupe Batam a bel et bien vécu. Mais il n’est pas exclu qu’il finisse
par renaître autour de deux ou trois grands nouveaux actionnaires (dont ABS
et LG) dans les deux nouvelles entités Hela-Batam et Bonprix.
Par
Abdelaziz Barrouhi
Ali
Debaya Administrateur judiciaire du groupe Batam
Jeune Afrique/L’intelligent : On vous surnomme le « sauveur » de Batam.
Comment le prenez-vous?
Ali Debaya : Franchement, le véritable sauveur est le président de la
République. C’est lui qui a, dès le début, fixé les orientations pour la
conception et la mise en place d’un programme de redressement. Son objectif
était de préserver le maximum d’emplois, les équilibres financiers des
banques, et d’éviter que les créanciers ne subissent les contrecoups d’une
liquidation. À partir de là, tout a été plus
facile, surtout que nous avons bénéficié, dès le début, de l’appui du
gouverneur de la Banque centrale.
J.A.I. : À l’exception d’un investisseur franco-tunisien, ce sont en fait
les créanciers qui ont repris Hela-Batam et Bonprix. Sont-elles maintenant
des affaires viables ?
A.D. : Les repreneurs ont de bonnes raisons pour jouer un double rôle
d’actionnaires d’une part et de fournisseurs d’autre part… Surtout, la
structure du capital de Hela-Batam ne devrait pas rester figée. Rien
n’empêche qu’un partenaire, probablement étranger, y fasse son entrée. Dans
cette perspective, un nouveau rapprochement avec Bonprix dans le cadre d’un
holding reste possible. Certains actionnaires, au début réticents à entrer
dans le capital, sont maintenant demandeurs et négocient pour racheter les
parts des banques et des petits porteurs. Ils ne le feraient pas s’ils
n’étaient pas convaincus que le programme de redressement a des chances
d’aboutir et sera en mesure de dégager des plus-values.
J.A.I. : Dans les pays émergents, on choisit souvent de redresser au lieu
de liquider. Pourquoi?
A.D. : Dans les pays en développement, le tissu économique est tellement
fragile, la classe des entrepreneurs tellement restreinte et les
possibilités d’investissement si rares qu’on ne peut s’offrir le luxe de
liquider à tout bout de champ. Sans oublier l’impact sur l’emploi. Pour ce
qui est de Batam, les pertes financières auraient été immenses pour les
banques et irrémédiables pour plusieurs fournisseurs. Le sauvetage a été
réellement fait au moindre coût pour tous.
J.A.I. : Comment éviter de telles crises ?
A.D. : Les économies modernes s’accommodent très peu des entreprises fermées
et familiales. Le développement du marché financier et d’un large
actionnariat peut être le garant d’une certaine transparence. Mais au cas où
les entreprises rechignent à ouvrir leur capital, comme cela a été le cas
dans l’ex-groupe Batam, une condition doit être toujours respectée : le
financement sain non seulement du haut de bilan, mais aussi de l’activité
courante… Il est rare que les difficultés de l’entreprise proviennent
d’une erreur du concept commercial. Mais il est prouvé que la mauvaise
structure financière et l’insuffisance des fonds propres sont à l’origine
des plus grands crashs.
L’idéal, bien sûr, reste la prévention. On ne se lassera jamais de dire que
c’est dans la fiabilité des chiffres et la transparence de l’information que
résident les secrets de la réussite. Si l’on ajoute à cela un système
bancaire prudent et équilibré, des autorités publiques et une Banque
centrale vigilantes, vous avez les ingrédients de la bonne gouvernance.
Propos recueillis par Abdelaziz Barrouhi
(Source: Jeune Afrique L’intelligent)
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