La
prévision économique est malade, mais elle se soigne ; la prospective
revient en force ; les historiens jouent les prophètes … et l’on signale
même la discrète réapparition du plan. SVE a mené l’enquête sur tous ces
fronts. Résultat : le futur n’est plus lisible, mais ce n’est pas grave. «
L’important n’est pas de prévoir l’avenir, disait Saint-Exupéry, c’est de le
rendre possible.»
Dur un
métier que celui de prévisionniste ! La moindre erreur leur attire les
foudres de leurs commanditaires, entreprise ou gouvernement et les
railleries du public. Pourtant les instituts de conjoncture, l’Insee, la
direction de la Prévision ou les économistes d’entreprise mériteraient un
peu plus de mansuétude. Prévoir l’avenir n’a jamais été facile et les
récents bouleversements géo-économico-politiques rendent leur tâche
titanesque. Dans le domaine économique, les choses ne se sont pas
simplifiées non plus. «La libération des mouvements internationaux de
capitaux et l’interpénétration accrue des économies compliquent notre
travail», reconnaît Patrick Chaussepied, directeur des synthèses au Bureau
d’information et de prévisions économiques (BIPE). Ce n’est tout. « Les mécanismes institutionnels ont changé, ajoute-t-il. Par exemple,
l’emploi s’ajuste plus rapidement que par le passé à la dégradation de la
conjoncture.» Les ménages aussi ont évolué, qui délaissent Livrets A et
plans d’épargne logement pour les Sicav.
Les spécialistes de la prévision n’ont plus le choix : ils doivent
adapter leurs méthodes et leurs outils à l’air du temps. Les premières victimes de cette remise à plat sont les modèles économétriques, grandes vedettes des années 70. Que reproche-t-on
à ces grosses boîtes à calcul, sommes de centaines, voire de milliers d’équations mathématiques censées simuler le fonctionnement de notre économie et le comportement de ses acteurs ? «Les
modèles font peu de cas des variables monétaires et formalisent des comportements vieux de dix ans », explique Philippe Sigogne, directeur
du département des diagnostics de l’Observatoire français des
conjonctures économiques (OFCE). Ils ignorent encore, par
exemple, l’explosion du crédit à la consommation. En somme,
tout irait bien si les comportements se reproduisaient à l’identique. Une époque révolue depuis le premier choc pétrolier.
Reste une solution : le modélisateur peut “caler” son modèle,
c’est-à-dire modifier les équations pour
mieux les faire coller à la réalité. Seulement, beaucoup d’économètres répugnent
à toucher à leur modèle, convaincus que les
fluctuations dans un sens ou dans un autre
finiront bien par s’annuler.
L’OFCE a coupé la poire en deux en créant deux services, le département des
diagnostics, sous la houlette de Philippe Sigogne, et celui d’économétrie,
dirigé par Pierre-Alain Muet, chargés l’un et l’autre de fournir des
prévisions. Avec des méthodes différentes : le premier s’appuie sur le
modèle Mimosa, pas le second. Tous les deux ou trois mois, ils présentent
leurs prévisions en alternance. Le système Métric de l’INSEE a connu un sort
encore moins enviable :
il est relégué dans une unité chargée de la modélisation au sein du
département dit “des études économiques d’ensemble”. Sans les mettre au
placard, la plupart des instituts ne se servent guère de leurs modèles qu’en
guise de “garde fou”. «C’est un outil qui peut être utile pour vérifier la
cohérence d’une prévision en évitant d’oublier certains enchaînements ou
pour tester l’impact d’une variante comme le prix du pétrole », estime
Patrick Chaussepied. Certains regrettent tout de même le recul des modèles,
comme Michel Didier, patron de l’Ipécode, qui y voit un dangereux phénomène
de mode.
UN OEIL RIVÉ SUR L’ENVIRONNEMENT MONDIAL
Si les prévisionnistes se chamaillent encore sur la place à accorder aux
modèles, ils tombent tous d’accord sur l’impossibilité de faire de la
prévision sans avoir l’oeil rivé en permanence sur l’environnement mondial.
Tous les organismes de prévisions sont aujourd’hui branchés sur les banques
de données internationales du type Datastream, GSI OU DRI et soignent leurs
relations avec leurs homologues étrangers. L’an passé, plusieurs instituts européens ont créé un GIEE (Groupement d’intérêt économique
européen). ERECO – European Economic Research and Advisory Consortium – regroupe
le BIPE, l’allemand IFO, l’espagnol Prometeia, le néerlandais Nederlands
Economisch Instituut et les britanniques Ecotec et Cambridge Econometrics.
Et Albert Merlin, l’économiste de Saint-Gobain, rencontre tous les six mois
ses alter-ego de Philips, Fiat, Krupp,, Midland Montaigu et Banco Hispano
Americano.
Les experts du très hexagonal Insee n’ont pas échappé au mouvement : «Depuis
quelques années, nous avons renforcé notre équipe de spécialistes des
économies étrangères », explique Emmanuel Raoul, chef du département de la
conjoncture. Ils sont six aujourd’hui à travailler sur les marchés de
matières premières et sur l’international. L’Institut a également demandé un
coup de main à la Banque de France dans le domaine de la politique
monétaire, longtemps négligée par les spécialistes de la prévision. Au gré
de la libération des mouvements de capitaux, ils ont dû s’habituer aux
déplacements erratiques des capitaux et au jeu de yo-yo des monnaies. Et
détecter les intentions des banques centrales n’est pas une mince affaire… «Au Crédit lyonnais, nous mettons l’accent sur l’approche monétaire,
explique Antoine Brunet, responsable du département prévision de la banque.
C’est l’élément le plus mobile de la conjoncture mais il est déterminant :
pour savoir si la croissance va reprendre aux Etats-Unis, mieux vaut
connaître l’évolution du crédit bancaire, qui irrigue l’économie, que de,
faire tourner un modèle économétrique. Mais tout ce que nous avons connu
depuis plusieurs années dément la stabilité des évolutions et les
enchaînements logiques.»
Ainsi, les banques d’outre-Atlantique, empêtrées dans leurs difficultés
financières, sont réticentes à distribuer du crédit dans un contexte de
baisse des taux qui stimule pourtant la demande des entreprises.
L’interprétation des phénomènes monétaires, quand il se conjuguent à la
géopolitique, relève souvent du casse-tête. Exemple, entre février et juin,
le différentiel de taux entre les Etats-Unis et l’Allemagne a atteint des
proportions jamais vues : de 2,25 points, il est passé à 3,5. Ce qui n’a
pas empêché le dollar de bondir dans l’intervalle de 1,46 à 1,84
deutschemark. Beaucoup d’analystes ont conclu à une retombée du leadership
américain réaffirmé par la guerre du Golfe. Or, le virage conservateur de
Mikhaïl Gorbatchev avait sûrement pesé davantage sur les mouvements de
capitaux, affolés par les risques de déstabilisation à l’est de l’Allemagne.
Pourquoi donc les prévisionnistes se trompent-ils si régulièrement, malgré
les précautions dont ils s’entourent ? D’abord, de la fiabilité des données
statistiques dépend l’analyse correcte du présent. Et celle-ci, comme les
hypothèses liées à l’environnement international, aux taux de change et aux
taux d’intérêt, conditionne un diagnostic correct de l’avenir. Là est bien
le problème. Les données dont les économistes disposent sur le passé récent
et sur le présent sont incomplètes et provisoires, donc susceptibles d’être corrigées ultérieurement. Est-ce un motif suffisant pour
absoudre les conjoncturistes ? Pas tout à fait. Selon Bernard Wacquez,
chargé de la coordination des études de conjoncture et des prévisions à
court terme de l’OCDE, une mauvaise appréciation des fameux time lags, les
délais de réaction, est une autre source d’erreur. Exemple : le retour de la
croissance est plus lent que prévu. «Or, souligne t-il, le décalage peut
avoir des effets secondaires qui, à leur tour, retardent la reprise : la
situation financière des entreprises se détériore un peu plus, l’endettement
des ménages s’accroît, etc. »
Volontiers iconoclaste, Michel Develle, directeur des études économiques et
financières de Paribas, va plus loin. Il accuse ses pairs de vivre «en
circuit fermé et de manquer d’indépendance intellectuelle». «C’est un petit
milieu, convient Patrick Chaussepied. On se téléphone, on discute de nos
prévisions ensemble, d’où un risque certain de consanguinité… »Un risque
doublé, d’après lui, d’une forte«pression au conformisme». «Au moment du
contrechoc pétrolier, en 1986, raconte-t-il, tout le monde misait sur une
reprise immédiate de la croissance. Sauf le BIPE, qui ne prévoyait pas de
relance avant
l’année suivante. Nos adhérents n’étaient pas contents. La suite des
événements nous a donné raison… mais personne ne se souvenait de nos
prévisions !» Quant aux organismes publics, un économiste soucieux de garder
l’anonymat les juge encore plus durement. «Si l’Insee informe le cabinet de
Pierre Bérégovoy qu’il prévoit un ralentissement de la conjoncture, il y a
neuf chances sur dix pour qu’on lui demande de tempérer son diagnostic pour
ne pas créer d’effet psychologique…»L’OCDE ? «Ses prévisions font la
navette entre le château de la Muette et le ministère à Bercy jusqu’à ce que
les experts se mettent d’accord sur un consensus à mi-chemin entre l’erreur
et la vérité. Trop sévères pour la France, les prévisions de l’OCDE auraient
toutes les chances de provoquer des mouvements sur les marchés financiers. »
Sans aller aussi loin, la grande majorité des prévisionnistes ne
se font pas d’illusions. «On ne peut pas donner à l’utilisateur un
chiffre sec, résume Emmanuel Raoul, de l’Insee. Il faut aussi lui
soumettre nos hypothèses et notre grille d’analyse.» Prudence, prudence, donc. Surtout à moyen terme. La lecture de Consensus forecasts, une publication britannique qui interroge les organismes
de conjoncture des huit pays les plus développés, est, à cet égard,
édifiante : au delà de 1992, leurs prévisions ne varient guère que
d’un à deux dixièmes de point…
ANNE
VIDALIE
Science
et Vie ” ECONOMIE ” – Octobre 1991
(c)
Webmanagercenter – Management & Nouvelles Technologies -06/03/2004 à
11:00