Vous avez publié en 1990 un livre dont le sous-titre était “La grande
mascarade des prévisions” (1). Peut-on encore faire des prévisions
économiques ?
Remarquons d’abord que c’est une question d’aujourd’hui. Il y a vingt ans,
on n’aurait pas osé la poser. Dans les années 70, il était évident qu’on
pouvait faire de la prévision. Elle était à son sommet puisqu’il y avait
concordance entre ce que produisaient les économètres, ce que disaient les
économistes et ce qu’attendaient les consommateurs de prévisions.
Les
années 70 ont produit une théorie économique parfaitement adaptée à la
prévision: un corpus énorme qu’on appelait la croissance équilibrée, où l’on
voyait que la vie économique se déroulait, en gros, de façon exponentielle.
C’était l’idéologie du taux de croissance.
En même temps, il y avait accord sur l’économie quantitative vue à travers
deux principes simples: le multiplicateur keynésien et l’approche
quantitative de la monnaie. C’était une vision partagée par tout le monde.
Les lois économiques marchaient bien. Les comparaisons d’états g’
d’équilibres successifs (ce qui est j le principe de la simulation) se
vérifiaient. Au fond, la prévision marche quand on n’en a pas besoin. On
avait la conviction que les cycles avaient disparu, que les progressions
étaient indéfiniment géométriques, qu’on pouvait élaborer Etat et entreprise
l’avenir ensemble.
Et
aujourd’hui .?
On a
encore un corpus prévisionnel qui fonctionne largement sur les bases d’il y
a vingt ans (multiplicateur, extrapolations, peu de relation dynamique,
approche probabiliste conventionnelle) et on fait comme s’il y avait
concordance entre économétrie et théorie.
Mais
malheureusement, depuis dix ans, les économistes ne recherchent plus dans
ces eaux là. Il y a rupture avec les vieilles pratiques économétriques, et
un très gros effort pour construire une macro économétrie du déséquilibre,
nationale et internationale. Travail de titan, mais on peut se demander si
cette conception “hypermacro” a un sens.
Pourquoi cette rupture ?
Il y a
eu d’abord des échecs criants de la prévision. La première entorse, c’est
bien sûr le quadruplement du prix du pétrole et les notions de crises, de
dépressions et de cycles qui renaissent, des conceptions au fond
anti-exponentielles. Il y a eu aussi des prévisions néfastes : les
projections catastrophistes du Club de Rome. Ça partait de bons sentiments,
mais c’était faux.
Troisième élément de discrédit de la prévision : le chômage. Le fait qu’une
économie puisse vivre avec 10 % de chômeurs, amène l’idée que le
déséquilibre est une notion de long terme. Jusqu’alors l’idéal, c’était
l’équilibre et on y revenait toujours. Maintenant, on vit avec 10 % de
chômeurs comme l’ancien régime vivait avec 30 % de pauvres.
Puis il
y a eu le krach de 1987, qui a introduit la notion de rupture. Or, quand on
parle de rupture, on ne peut plus parler de tendances. La prévision
classique suppose que l’économie est sur des continuum, que l’économie est
lisse. Dans les années 80, c’est le contraire et les économistes commencent
à se tourner vers le déséquilibre et la théorie du chaos, ensembles
complètement décalés par rapport aux outils des économètres. Tous les
modèles sont frappés de doute. Il n’y a plus de mythologie de l’expansion
(idée par ailleurs récente : avant guerre, on vivait avec des cycles). La
prévision macroéconomique est contestée également parce qu’elle est attachée
à l’idée de nation et que l’on se trouve dans des marchés de plus en plus
internationaux.
Dernier
point : la crise de la prévision est liée à la crise de la statistique, qui
est une expression de la crise de l’Etat. La statistique a été inventée par
l’Etat pour les politiques, construite au niveau macroéconomique pour un
Etat qui décide à ce niveau. Cela est remis en cause.
Peut-on alors se passer de prévisions ?
En ce
qui concerne le chômage par exemple, oui. Le fait que l’Insee se soit trompé
dernièrement sur l’ampleur des créations d’emplois n’est pas fondamental.
Une des grandes faillites récentes de l’économie, c’est qu’on ne peut pas
expliquer le chômage, et que ça n’a plus vraiment d’importance. On ne juge
pas Bérégovoy sur le chômage mais sur l’inflation.
Pourquoi des conjoncturistes font-ils encore des prévisions ?
Ils
continuent parce qu’on leur pardonne leurs erreurs beaucoup plus facilement
aujourd’hui qu’il y a dix ans. Puisque chacun a le sentiment que le monde
est de plus en plus incertain. On a besoin de prévisions pour donner
confiance, au sens où on a besoin de scruter l’avenir quand on entre dans
une bataille. Les prévisionnistes sont, en ce sens, des augures, ce que je
trouve personnellement estimable.
Il faut
des gens qui produisent de la statistique et des prévisions, ne serait ce
que pour dire qu’on ne fait pas plus mal que les autres, et pour donner des
brevets de comportement minimal pour les hommes politiques. Et parce que
l’incertitude est insupportable. A la veille de la Révolution pourquoi la
bourgeoisie d’affaires ladre l’ancien régime? Parce que ce dernier
n’arrivait pas à se débarrasser de deux grandes incertitudes : l’incertitude
fiscale et l’incertitude monétaire. Les gens ont besoin de sécurité. Ce qu’a
fait Bérégovoy en matière de franc va dans ce sens. Il faut donc quelques
éléments que l’on puisse prévoir.
Et
du côté des économètres ?
Ça bouge. Parallèlement à la
vieille école des modèles explicatifs et prédictifs se développent les
modèles autorégressifs : des données qui produisent des données et sortent
d’une boîte noire. C’est un signe du raccourcissement de la prévision,
puisque ce type d’approche est d’autant plus fiable que l’on prévoit à court
terme. On a de moins en moins confiance dans les prévisions à moyen ou long
terme. De plus, le preneur de décision, l’entreprise, considérait autrefois
que son environnement était donné et qu’il était écrit dans les prévisions
officielles et surtout dans le Plan. Aujourd’hui, l’environnement se fait
autant qu’il se subit, à l’image de ce qui se passe sur les marchés
financiers où les opérateurs font le marché en même temps qu’ils s’en
servent. C’est aussi la raison qui pousse les économistes à s’intéresser
aujourd’hui à la théorie des jeux, et à reconsidérer des disciplines un peu
délaissées, comme l’histoire ou la psychologie.
propos
recueillis par DIDIER POURQUERY
Science
et Vie ” ECONOMIE ” – Octobre 1991
_________________________________
Bernard Maris est docteur d’Etat ès sciences économiques, maître de
conférences à l’Université de sciences sociales de Toulouse.
(1)
Des économistes au dessus de tout soupçon,
Albin Michel, 1990.
(c)
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17:00