…Et pendant ce temps-là, à
Bercy, on continue de faire des prévisions
«Si
on avait pu en parler à Saddam Hussein, on lui aurait demandé d’envahir le
Koweit quinze jours plus tôt !», confie mi-blagueur mi-sérieux un haut
fonctionnaire de la direction de la Prévision du ministère de l’Economie,
des Finances et du Budget. En ayant le
mauvais goût de partir en guerre le jour où la “DP” devait remettre son
exercice de prévision semestriel au ministre, le dictateur a provoqué un
véritable branle-bas. En deux jours, la direction a dû refaire sa copie et y
intégrer les conséquences de l’occupation du Koweït, notamment en termes
d’évolution du prix du pétrole. «L’invasion s’est produite un jeudi ; le
vendredi soir, le ministre disposait d’un dossier tenant compte de l’impact
probable de l’invasion irakienne sur l’économie française. »
Discrètement nichée dans les dédales de Bercy, la direction de la Prévision
est en quelque sorte le bureau d’études du ministère. Ici, on analyse les
chiffres de l’économie française et internationale. Ils sont rentrés dans
des modèles sophistiqués, confrontés à la réalité, intégrés à nouveau puis
donnent lieu à des prévisions, analyses, synthèses, expertises, conseils,
recommandations ou encore avertissements à l’intention du cabinet du
ministre ou des autres directions des Finances. Ici sont préparées et
jaugées les grandes décisions de politique économique.
CONFIDENTIALITÉ
= LIBERTÉ DE PAROLE
Pas de
velléité d’indépendance chez les fonctionnaires de la DP. A la différence de
leurs collègues de l’Insee, «la DP est à la disposition du gouvernement.»
Seulement 5% de ses travaux sont publiés. Ce sont les prévisions officielles
du gouvernement, une partie du rapport des Comptes de la nation et du
Rapport économique et financier annexé à la loi de finances, ainsi que deux
périodiques, Economie et prévision et Note de conjoncture internationale.
Les 95% restants sont “confidentiels”, leur matière étant diplomatiquement
ou économiquement sensible : prévisions sur le différentiel d’inflation avec
l’Allemagne, les évolutions de taux d’intérêt, ou encore contre expertise au
sujet d’un pays étranger… La confidentialité autorise une grande liberté
de parole : «On peut signaler que les orientations suivies par le
ministre nous semblent erronées», explique poliment un jeune
administrateur civil.
Institution où “l’homme de base” est polytechnicien, énarque ou agrégé de
sciences sociales, la DP (250 collaborateurs) concentre un mélange étonnant
de matière grise. Moyenne d’âge: faible. C’est un “début de carrière”, au
moins pour les énarques, car elle est privée de tâches d’exécution
autonomes, devrai pouvoir opérationnel. On y fait un passage, une formation,
puis on est très demandé, tant dans le public que dans le privé. Parmi les
anciens de la Dr, Frédéric St-Geours, directeur général de Peugeot, Patrick
Ponsolle, directeur général de Suez, Anicet le Pors ou Michel Rocard. La DP,
«c’est le must pour un économiste», selon le mot d’un de ses membres,
docteur en économie. «Tous les matins, en m’asseyant à mon bureau, je me
demande comment va l’économie internationale. Passionnant ! Dans tel bureau,
un jeune avec cinq ans d’expérience élabore une doctrine pour la politique
agricole de la France.»
Si les
motivations des énarques (les “commerciaux intellectuels” selon l’un de ses
dirigeants) et des économistes (les “ingénieurs de production”) sont
différentes, le mélange fonctionne bien. Et les plus passionnés d’économie
peuvent, à leurs heures perdues, établir un modèle de prévision nouveau ou
écrire un article très pointu. La contribution de la direction à la théorie
économique est vaste : élaboration de la première maquette de modèle
d’équilibre général chiffré, réflexion sur l’importance de l’évolution
financière des entreprises, contribution à la recherche sur l’effet
d’encaisse réelle ou sur la théorie de l’hystérèse dans la courbe de
Phillips.
En
réalité, la mission traditionnelle de prévision a perdu du terrain dans
l’emploi du temps des fonctionnaires de la DP au profit des analyses
économiques, simulations de politiques, conseils, expertises et
recommandations. La DP, gardien de l’orthodoxie, est en effet sollicitée
pour évaluer sans complaisance l’impact ou l’intérêt économique des mesures
techniques proposées par les ministères et envisagées par le gouvernement.
Quant à l’activité de prévision à proprement parler, il faudrait plutôt
évoquer un «scénario raisonné de ce qui pourrait se produire»,
explique un ancien de la DP : pour choisir entre plusieurs hypothèses, les
fonctionnaires de la DP font appel à leur culture économique, à leurs
connaissances mathématiques, mais aussi à leur bon sens… «et parfois,
je ne mettrais pas ma main au feu !»
Pour
chacun des deux exercices de prévision annuels, la sous-direction des
synthèses macroéconomiques et financières établit en relation avec l’Insee
un diagnostic conjoncturel, base des prévisions à venir. On fait tourner le
modèle Metric, censé représenter le squelette du système économique
français, pour recueillir un premier scénario qui est immédiatement soumis
aux sous-directions sectorielles. Ces dernières confrontent ces résultats
aux réalités de leurs secteurs, atténuant ainsi leur caractère mécanique. Un
“second tour” est alors mis en oeuvre : lancement de Metric, affinage du
scénario par les bureaux spécialisés, synthèse finale.
Alors
que le Trésor se concentre sur tout ce qui est bon pour l’épargne, ou que la
direction du Budget est obsédée par le déficit budgétaire, la DP est une
sorte de “conscience” du gouvernement et lui rappelle sans cesse le point de
vue de la théorie économique. Quand il s’agit de créer une autoroute, par
exemple, la DP ne se borne pas à en étudier l’impact pour la dépense
publique, mais examine sa rentabilité globale et émet un jugement
“d’opportunité”. «Comme si la France était une grande entreprise à gérer.»
Et il n’est pas interdit d’être imaginatif. Exemple d’idée: introduire une
tarification au coût marginal sur les autoroutes à péage en fonction de la
période d’utilisation, afin d’alléger la circulation en période de pointe et
d’éviter des sur-investissements.
La DP
navigue ainsi au gré des dossiers entre deux écueils : parfois critiquée
pour ses excès de théorie, le passage au conseil de politique économique
peut être source de discussions enrichissantes comme de vifs débats, dans le
champ de la gestion budgétaire, avec le Budget ou dans celui de la politique
internationale ou financière, avec le Trésor. Après d’éventuels arbitrages
au sein du ministère, les recommandations doivent être défendues vis à vis
des ministères techniques concernés. «Finalement, nous avons une petite
influence sur de grandes choses et pas de grande influence sur de petites
choses», soupire un responsable.
Son
influence se mesure en réalité sur le long terme, explique Patrice Vial,
directeur de la Prévision: «J’ai un tableau de bord constitué d’environ
vingt cinq thèmes sur lesquels nous pensons qu’une évolution serait positive
pour l’économie française. Il existe au sein de la Direction un comité
stratégique qui fait régulièrement le point sur l’avancement des dossiers.»
L’essentiel est de faire évoluer les choses, et peu importe si la paternité
des idées n’est pas publiquement attribuée à la Direction. Ainsi la DP a t
elle joué un grand rôle dans l’élaboration de la doctrine française en
matière d’harmonisation des taux de TVA en Europe. Et dans la réflexion sur
les retraites, elle a été aussi mise à contribution.
LES DEUX DÉFIS : INDÉPENDANCE ET QUALITÉ
Depuis
sa création en 1965 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, la DP a
tenté de relever un double défi. Fille de la grande époque de la
planification et d’un jeune ministre des Finances polytechnicien ouvert aux
méthodes modernes, elle répondait alors à plusieurs objectifs : délester la
direction du Trésor d’un Service des études économiques et financières (le
SEEF, ancêtre de la DP) devenu trop lourd en donnant à la fonction de
prévision une plus grande indépendance et, disent les mauvaises langues,
installer à Rivoli un service de prévision faisant contrepoids au “Plan”,
“ardente obligation” de l’époque, dépendant directement de Matignon.
Crise,
échec de la RCB (la rationalisation des choix budgétaires), désengouement
pour le Plan, réaction contre la Dr jugée par trop désincarnée.et
pontifiante… Dur retour aux réalités. Sous l’impulsion en particulier de
Jean Claude Milleron, directeur de la Prévision de 1982 à 1987, la DP opère
une reconversion salutaire et se “professionnalise” l’expertise sectorielle
prend une place croissante dans son activité. Parallèlement, l’organigramme
de la Direction s’adapte aux évolutions des structures de l’économie
française mise en place d’une sous-direction à part entière chargée de
l’environnement international, création d’un bureau services et commerces…
La DP
est confrontée à un second défi : se vendre, par sa qualité. Selon le mot
d’un de ses dirigeants, «nous vivons sous contrainte de marché avec le
paradoxe de n’avoir qu’un seul client, le ministre.» Par ailleurs, la
direction de la Prévision n’est pas un passage obligé des ministères
préparant une réforme, et elle doit sans cesse se rappeler au bon souvenir
d’une administration où les experts sont pléthore. Sans compter une tendance
à voir ses études négligées, car jugées théoriques ou contrariantes.
L’accent est donc mis sur la qualité et l’accessibilité des travaux : gagner
grâce à un produit compétitif, en somme. Mais la DP doit elle se considérer
comme une direction à part entière ou comme un sous-traitant, fournisseur
d’études ? Délicate position du spectateur engagé, trop spectateur pour les
uns, trop engagé pour les autres.
ANNE VEYRAC
SCIENCE & VIE ECONOMIE N°76 –
Octobre 1991
(c)
Webmanagercenter – Management & Nouvelles Technologies -12/06/2004 à
15:30