Jacques Lesourne, réconciliant systémique, mathématiques et sciences
humaines, entame une reconstruction de la microéconomie. Première leçon : le
marché comme vous ne l’avez jamais vu.
«
C’est vrai, mon livre est un peu austère, mais il n’y a pas trop de
mathématiques.» Comme pour s’excuser, confortablement installé dans son
bureau de directeur du Monde, Jacques Lesourne nous explique qu’il a voulu
faire avant tout un véritable ouvrage d’économie. Peut-être pour redonner
confiance à tous ces économistes qui doutent et lorgnent vers d’autres
disciplines pour se sauver, par l’analogie et l’importation de modèles, du
malaise actuel de leur science. Ajoutons que son Economie de l’ordre et du
désordre est un livre d’initiation, au sens plein du terme. Le début d’un
parcours initiatique qui ouvre des portes, trace des voies, creuse profond à
la recherche de ce Jacques Lesourne appelle des «modèles plus profonds, plus
complexes», puisque (voir notre enquête “Peut-on encore prévoir ?”) les
modèles classiques semblent en panne.
Pour mieux
apprécier le travail de l’ancien président de l’Association française de
science économique, il faut rappeler que sa carrière est aussi étroitement
liée au développement en France de la systémique d’une part, de l’école de
prospective “Sema-Cnam” d’autre part (Jacques Lesourne a dirigé la Sema
jusqu’en 1975 et il est professeur au Conservatoire national des arts et
métiers). L’aléatoire, l’incertitude, la complexité, l’entropie sont autant
de concepts que l’on retrouvera dans son dernier livre.
Mais qu’on ne
s’y trompe pas, ce dernier se veut avant tout une contribution à la science
économique pure, une refondation de la microéconomie : le premier tome
réunit les deux première parties d’un tout qui en comprendra six. L’ oeuvre
en cours examinera le marché organisateur, le marché créateur, la hiérarchie
comme rivale du marché, les relations entre ces deux ensembles,
l’utilisation de l’espace et enfin les relations entre l’entreprise, le
marché et l’ Etat.
L’économie de
l’ordre et du désordre traite donc du fonctionnement, des comportements du
marché (l’émergence d’ordre à partir du désordre) et de la création
d’institutions dans ce cadre. Le but est «d’essayer à partir de la notion d’auto-organisation,
d’analyser la naissance, le fonctionnement et la mort des institutions en
économie.» L’auto-organisation, idée centrale du travail de Jacques Lesourne,
définie simplement par lui comme « la possibilité pour un système
d’acquérir des propriétés nouvelles en s’organisant ou en modifiant lui-
même son organisation. » On le voit, on se trouve ici au coeur des
interrogations actuelles sur les relations chaos-ordre.
C’est peut-être
le point d’accès le plus intéressant du travail de Jacques Lesourne :
foncièrement moderne, il s’attaque aux vrais problèmes, ceux qui dérangent
l’économiste en tour d’ivoire, ceux qui bousculent la théorie micro
économique classique. C’est, bien entendu, extrêmement ambitieux. Mais pour
le lecteur non spécialiste qui voudra se donner la peine de le suivre, cette
ambition ouvre un champ de concepts passionnants, que l’on a envie de
creuser. L’irréversibilité par exemple («brisure de symétrie entre l’avant
et l’après»).
Le colloque
international qui s’était tenu à Paris en juin 1989 sur ce thème a donné
lieu à un livre d’une grande richesse, sous la direction de Robert Boyer,
Bernard Chavance et Olivier Godard : Les figures de l’irréversibilité en
économie . Passionnants aussi le concept de “frottement” appliqué à
l’économie, et son complément, l’aléatoire, l’incertitude.
On le voit le
travail de Jacques Lesourne ouvre pour le lecteur qui en est resté aux
figures classiques et aujourd’hui impuissantes de l’économie, des pistes
stimulantes.
Et puis quel
meilleur moment pour nous livrer des éléments d’explication sur le
fonctionnement du marché, modèle universellement acclamé par les politiques
? On voit dans son livre naître le marché, apparaître des intermédiaires, se
former des choix, basés sur des opinions, bref tout ce qui reste mystérieux
pour la plupart d’entre nous quand nous évoquons, un peu à tous propos, le
marché. Et l’on descend dans ce lieu encore plus mystérieux, où coexistent
désordre et ordre, et où finalement il se crée quelque chose.
Il faut
aujourd’hui lire des ouvrages comme celui de Jacques Lesourne, pour ne plus
se laisser berner par les mots… d’ordre, qui jouent la générosité
(création d’emplois, développement, marché salvateur). La réalité est
complexe, n’en déplaise aux conservateurs de toutes sortes, et l’économie
peut nous aider à la saisir, sinon à la réduire. Le devoir du citoyen
responsable, encore davantage que dans les années d’expansion, est de se
colleter avec cette complexité-là.
(Source :
Science & Vie – Economie – N°76 – octobre 1991)