Un bon
dirigeant ne prend pas de décisions stratégiques
EDWARD WRAPP
Cet article a été publié pour la première fois dans Harvard Business
Review en octobre 1967. Il reste un grand classique, résistant à
l’épreuve du temps. Il a fait l’objet de nombreuses rééditions.
Edward Wrapp expose dans un commentaire rétrospectif comment appliquer
ses théories en pratique et énonce les raisons pour lesquelles les
dirigeants – même ceux qui ont essayé de suivre ses préceptes de
direction – ont échoué.
Les hautes
sphères du management sont une terre d’intrigue et de mystère. Très peu les
ont atteintes, et ceux qui les fréquentent aujourd’hui transmettent souvent
des messages incompréhensibles pour le reste du monde.
Le mythe, les
illusions et les caricatures répandues dans les livres de management
proviennent sans doute de l’absence d’information directe. On y trouve, par
exemple, les notions suivantes.
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La vie se simplifie quand un dirigeant atteint le sommet de la pyramide.
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Le dirigeant au plus haut niveau sait tout ce qui se passe dans
l’organisation, peut commander tout ce dont il a besoin, et par là même
prendre des décisions.
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La tâche du dirigeant consiste à prendre des décisions de politique générale
et à indiquer des objectifs précis.
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L’activité principale du dirigeant consiste à mettre au point des plans à
long terme.
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Dans une grosse
société, le dirigeant réfléchit sur le rôle de son entreprise dans la
société.
Je pense
qu’aucune de ces versions, seule ou combinée avec les autres, ne trace un
portrait précis des activités d’un dirigeant. Il s’agissait, peut-être, de
répondre à des étudiants en management désirant trop vivement une théorie ou
une discipline. « Je fais sûrement ce que l’on décrit dans les articles et
dans les livres, mais ces descriptions restent inanimées, et mon travail est
plein de vie », déclare un dirigeant.
De quoi font
preuve les dirigeants qui réussissent ? Qu’ont-ils en commun ? Cinq
critères, à mon avis, semblent particulièrement significatifs. (Se reporter
à l’annexe pour la méthode détaillée permettant de parvenir à ces
conclusions.)
Se tenir bien informé
D’abord, mon
dirigeant parfait a le talent particulier de se tenir informé d’un grand
nombre de décisions prises au niveau de l’entreprise. A mesure de son
ascension au haut de l’échelle, il développe un réseau de sources
d’information dans de nombreux services. Il cultive et conserve ces sources,
sans tenir compte du niveau auquel il se trouve dans l’organisation. Au
besoin, il court-circuite l’organigramme, pour obtenir plus d’une version
d’une situation donnée.
Dans certains
cas, en particulier quand des subordonnés prévoient qu’il ne sera pas
d’accord avec une de leurs décisions, ils choisissent de le prévenir avant
de l’annoncer. Il peut alors retarder ou orienter différemment la décision,
ou même bloquer le cours de l’action. Il n’insiste cependant pas sur ce
procédé. En général, il laisse les membres de l’organisation décider à quel
stade l’informer.
Les écrivains,
les conseillers et les niveaux inférieurs de la direction reprochent souvent
aux dirigeants de continuer à s’enliser dans des problèmes d’exploitation
après leur promotion. Il ne fait aucun doute que certains dirigeants se
perdent confusément dans les détails et insistent pour prendre trop de
décisions. A première vue, un bon dirigeant peut sembler commettre la même
erreur, mais ses motifs sont différents. Il sait que se tenir bien informé
des décisions prises peut lui épargner la stérilité si souvent rencontrée
des gens qui s’isolent. S’il suit le conseil de se tenir à l’écart des
opérations, il peut très vite se retrouver en train de vivre d’abstractions,
laissant le choix concret dans les mains de ses subordonnés.
« L’objet même
de la hiérarchie consiste à empêcher l’information d’atteindre le haut de
l’échelle. Elle opère comme un filtre d’information, et le chemin est
parsemé de petites corbeilles à papier », déclare Kenneth Boulding.
Qu’entreprend un
dirigeant accompli afin de tenir à jour ses informations ? Un présidera de
société avec qui j’ai travaillé, par exemple. avait le sentiment que ses
vice présidents le tenaient à l’écart de certaines questions essentielles,
débattues à des niveaux inférieurs », accepta la proposition d’un programme
de management, formel, principalement parce que cela lui donnait l’occasion
de discuter des problèmes de la société avec des directeurs à des niveaux
moindres de l’organisation. Rencontrer ces hommes en petit groupe lors de
réunions académiques lui apprit beaucoup sur leurs préoccupations et celles
de ses vice présidents. Et il atteignit cet objectif sans saper l’autorité
des directeurs hiérarchiques.
Concentrer son énergie et son temps
La deuxième
caractéristique d’un dirigeant compétent est qu’il sait économiser de
l’énergie et du temps pour les quelques questions ou problèmes dont il doit
s’occuper personnellement. Il perçoit la distinction fine et subtile entre
être pleinement informé des décisions d’exploitation et permettre à
l’organisation de le forcer à participer aux prises de décision, ou même
pis, à les prendre lui-même. Sachant qu’il ne peut exercer ses talents
particuliers que sur un nombre limité de questions, il choisit celles qui,
selon lui, auront les plus grandes répercussions à long terme sur
l’entreprise, et pour lesquelles ses capacités particulières pourront être
les plus productives. Ordinairement, pendant une période d’activité
soutenue, il se limitera à trois ou quatre objectifs principaux.
Qu’advient-il
quand il choisit de ne pas prendre de décision pour des situations données ?
Il s’assure, se servant de la première qualité dont il dispose, que
l’organisation le tient au courant à différents stades, pour éviter qu’on ne
l’accuse d’indifférence. Il habitue ses subordonnés à ne pas lui soumettre
ces questions pour qu’il prenne la décision. Le message qu’on lui fait
passer tient essentiellement en ces mots : « Voilà ce que nous en pensons et
ce que nous proposons de faire. »
Réservant un
encouragement cordial aux projets contribuant à la stratégie globale du
groupe, il ne fait qu’accuser réception des informations concernant d’autres
sujets. Quand il voit que l’organisation a besoin de lui pour un problème
particulier, il trouve moyen de transmettre son savoir faire en posant des
questions intelligentes plutôt qu’en donnant des ordres.
Jouer le jeu du pouvoir
Jusqu’où les
cadres supérieurs font ils passer leurs idées et leurs propositions au sein
de l’organisation ? La notion plutôt répandue selon laquelle le moteur d’une
entreprise crée et instaure en permanence de nouveaux programmes, comme un
leader puissant d’une majorité politique dans un Congrès libéral, est à mon
sens très trompeuse.
Le dirigeant
accompli est sensible à la structure du pouvoir en place dans
l’organisation. En examinant toute proposition importante, il peut
déterminer la place des individus et des unités dans une gamme allant d’un
soutien total et déclaré à une opposition déterminée, parfois amère et
souvent bien dissimulée. Au milieu de l’échelle, on trouve une zone de
relative indifférence. Plusieurs aspects d’une proposition tombent, en
général, dans cette zone et le dirigeant sait que c’est là qu’il peut agir.
Il évalue la nature et la profondeur des blocages de l’organisation. Sa
sensibilité lui permet d’évoluer dans ce que j’appelle les couloirs de
l’indifférence relative. Il relève rarement le défi quand une porte est
fermée, préférant s’arrêter en attendant qu’elle s’ouvre.
Il est capable,
en outre, de reconnaître le besoin de quelques lancements d’essais dans
l’organisation. Il sait que l’organisation n’acceptera qu’un certain nombre
de propositions émanant du sommet de la pyramide. Peu importe combien il
peut être tenté d’inonder l’organisation de ses propres idées pour la
stimuler; il sait qu’il doit travailler avec des remueurs d’idées dans
différentes parties de celle ci. En étudiant les réactions des individus et
des groupes clefs face aux essais de ces hommes, il est mieux à même
d’évaluer comment limiter l’affaiblissement des diverses propositions. Car
il trouve rarement une proposition soutenue par. tous les services d’une
organisation. L’émergence d’un soutien puissant dans certains services
laisse supposer une forte opposition dans d’autres.