Un bon
dirigeant ne prend pas de décisions stratégiques
EDWARD WRAPP –
(Suite)
Cet article a été publié pour la première fois dans Harvard Business
Review en octobre 1967. Il reste un grand classique, résistant à
l’épreuve du temps. Il a fait l’objet de nombreuses rééditions.
Edward Wrapp expose dans un commentaire rétrospectif comment appliquer
ses théories en pratique et énonce les raisons pour lesquelles les
dirigeants – même ceux qui ont essayé de suivre ses préceptes de
direction – ont échoué.
Avoir un
esprit d’à propos. Certaines circonstances démontrent qu’avoir un bon
sens de l’à-propos est un atout inappréciable pour un dirigeant. Un
vice-président était convaincu, à un moment donné, qu’il manquait à sa
société une orientation générale et qu’il fallait planifier l’activité à
long terme de façon formelle pour combler cette lacune. Jusqu’à présent, les
quelques initiatives qu’il avait prises avaient été repoussées par les
autres cadres supérieurs. Puis, l’occasion se présenta.
Un comité de
développement du management proposa une série de séminaires pendant le
week-end pour des cadres moyens de la société. Après une longue discussion,
mais sans en exposer les raisons, le président rejeta la proposition. Les
membres du comité en furent offusqués, ce refus leur paraissant arbitraire.
Le
vice-président, pressentant une tension de la situation, suggéra au
président que l’on prît en considération cette proposition dans les projets
à long terme. Cette suggestion était tout à fait d’à-propos. Le président,
cherchant à donner quelque chose en pâture au comité, accepta immédiatement,
et le comité souscrivit à cette idée avec enthousiasme au cours de la
réunion suivante.
Le
vice-président avait mené une sorte d’étude de marché permanente pour savoir
comment faire accepter la proposition de planification à long terme. Les
premiers sondages sur le marché lui avaient indiqué que le refus non
définitif du président permettrait une évolution favorable des attitudes.
Le
vice-président sut se concilier les membres du comité et sa proposition
reçut un accueil tout à fait favorable.
Une pression
prudente. Un bon dirigeant peut, à un moment donné, identifier un
certain nombre d’objectifs intéressants, quoique leur définition soit
parfois assez vague. Son emploi du temps, également vague, indique que
certains d’entre eux sont prioritaires, alors qu’il est possible de
repousser en toute sécurité de plusieurs mois ou années certains autres. Il
a une notion encore plus vague des moyens qu’il faudrait mettre en oeuvre
pour atteindre ces objectifs. Il évalue les individus et les groupes clefs.
Il sait que chacun a ses propres objectifs ; il en connaît bien certains,
mais, pour d’autres, ne peut qu’émettre des hypothèses. Il sait aussi que
ces individus et ces groupes représentent des blocages pour certains
programmes ou projets, et qu’il doit prendre en compte ces noeuds
d’opposition. A mesure que des décisions d’exploitation quotidiennes sont
prises et que les individus et les groupes réagissent aux propositions, il
perçoit plus clairement où se trouvent les couloirs d’indifférence relative
et agit en conséquence.
Paraître imprécis
La quatrième
qualité du dirigeant accompli consiste à savoir comment donner satisfaction
à l’organisation en indiquant une orientation générale, sans jamais
s’impliquer personnellement et publiquement pour atteindre des objectifs
spécifiques. Cela ne signifie pas qu’il ne se fixe pas d’objectifs,
personnels, au niveau du groupe, à long et à court terme. Ceux ci
représentent des lignes de conduite significatives qu’il modifie
continuellement au fur et à mesure qu’il approfondit sa compréhension des
ressources à sa disposition, de la concurrence et des changements de la
demande du marché. Mais voici quelques exemples de ce qu’il répond quand
l’organisation lui demande des objectifs
« L’objectif de
notre société est de se placer au premier rang dans notre branche
d’activité. »
« Notre objectif
: la croissance et le profit. »
« L’objectif de
la direction est d’assumer ses responsabilités vis-à-vis des actionnaires,
du personnel et du public. »
A mon avis, de
telles déclarations ne permettent pas de guider les divers niveaux de
direction. Ce sont, en outre, des objectifs déjà tout à fait acceptés par un
grand nombre de personnes faisant preuve de bon sens.
Maintenir la
viabilité. Pourquoi le bon dirigeant fuit-il les déclarations précise
quant aux objectifs de l’organisation ? La raison principale est qu’il lui
est impossible de fixer des objectifs spécifiques pertinent pour une durée
raisonnable dans l’avenir. La conjoncture dans le monde des affaires change
continuellement et rapidement, et il faut réviser la stratégie du groupe
afin de prendre en compte ces modifications. Plus la stratégie est définie
explicitement et plus il devient difficile de persuader l’organisation de se
tourner vers d’autres objectif quand la conjoncture et les besoins ont
changé.
Il est certain
qu’il faut que les actionnaires et le public sentent que l’organisation a
une orientation générale et des objectifs bien définis. Mais, en réalité, le
bon dirigeant est rarement sûr des orientations qu’il devrait prendre. Mieux
que quiconque, il pressent le très nombreuses menaces envers sa société
menaces provenant de la situation économique, de la concurrence et même de
sa propre organisation.
Il sait aussi
qu’il est impossible d’énoncer des objectifs suffisamment clairement pont
que tous les membres de l’organisation en comprennent la signification. La
communication de ces objectifs ne se fait que par des actes concrets de
décisions opérationnelles ou selon un schéma déterminé. De telles décisions
ont plus de signification que des mots. Quand les objectifs sont énoncés
clairement, il arrive souvent que l’organisation tende a les interpréter de
façon qu’ils correspondent à ses propres besoins.
Les subordonnés
qui ne cessent de demander des objectifs plus précis agissent, en fait,
contre leur propre intérêt ; chaque fois que des objectifs spécifiques sont
énoncés, cela réduit d’autant les possibilités de manoeuvre des subordonnés.
Plus celles-ci sont restreintes, moins cela laisse de place à l’émergence et
à l’adaptation d’idées venant de ce niveau de l’organisation.
Éviter une
politique qui enlève toute liberté d’action. L’aversion du dirigeant
pour la précision se retrouve au niveau des décisions de politique. Il
énonce rarement une politique claire, conscient parfois que, dans certaines
sociétés, des cadres passent plus de temps à régler des litiges dus à la
façon dont sont exprimées les directives qu’à faire avancer la société. Les
ouvrages de management prétendent qu’une politique bien définie est la
condition sine qua non d’une société bien dirigée. Mes recherches ne m’ont
pas confirmé cette hypothèse.
Le président
d’une société que je connais bien, par exemple, laisse dans le vague les
attributions de ses collaborateurs et refuse de leur donner des directives.
Il délègue des tâches sans avoir l’air d’avoir en tête un schéma
d’exécution, et éveille délibérément la concurrence et la prise de risques
chez ses subordonnés. Cette tactique, qui serait rejetée par tout homme de
méthode dans une organisation classique, est tout à fait délibérée de sa
part et, soit dit en passant, tout à fait efficace.
Puisque des
dirigeants compétents ne prennent pas de décisions de politique, cela
signifie-t-il que les sociétés bien dirigées fonctionnent sans suivre de
politique ? Certainement pas. Mais leurs orientations sont celles qui
évoluent avec le temps d’un mélange indescriptible de décisions
d’exploitation. Chacune d’elles a pu faire apparaître un infime aspect de la
politique telle que la perçoit l’organisation, et un schéma de directives
pour les différents niveaux de l’organisation se dégage de l’ensemble des
décisions.
Le dirigeant
compétent se refuse à écrire un credo de sa société ou à consulter un manuel
de politique. Se préoccuper de détailler les objectifs du groupe et des
services, de mettre au point un organigramme global et de décrire les
différentes tâches sont souvent des signes avant coureurs du dépérissement
de l’organisation.
L’école de la
direction par objectifs, tant exaltée ces dernières années, propose que l’on
énonce précisément des objectifs à tous les niveaux de l’organisation. On
peut appliquer cette méthode à des niveaux inférieurs de l’organisation,
mais pas aux niveaux supérieurs. Le dirigeant doit réfléchir à des objectifs
précis, mais souvent en garder certains pour lui ou, du moins, les
communiquer à petites doses. Un processus de conditionnement qui peut
s’étaler sur des mois ou des années est nécessaire pour préparer
l’organisation à s’écarter radicalement de ce qu’elle s’efforçait
d’atteindre auparavant.
Supposons, par
exemple, qu’un président soit convaincu qu’il faille éliminer
progressivement l’activité principale que sa société exerce depuis
trente-cinq ans. Bien que ce changement d’orientation fasse partie de ses
objectifs, il peut penser qu’il est préférable de ne pas en parler à ses
directeurs, précisément compétents dans ce type d’activité. Annoncer
brutalement que la société va changer son fusil d’épaule serait un choc trop
dur à supporter pour la plupart d’entre eux. Alors, il commence à orienter
la société en ce sens, mais sans véritablement en aviser la direction.
Énoncer
clairement des objectifs détaillés peut rendre leur satisfaction plus
difficile. Des déclarations spécifiques et détaillées offrent la possibilité
à l’opposition de s’organiser.
Débrouiller une affaire
La cinquième
qualité, et la plus importante que je décrirai, n’a aucun rapport avec la
théorie selon laquelle la direction est (ou devrait être) une science
globale, systématique, logique et bien programmée. De toutes les hérésies
formulées ici, celle-ci devrait choquer les doctrinaires au plus haut point
!
Le dirigeant
accompli, selon mes observations, sait combien il est futile de tenter
d’implanter des programmes globaux dans l’organisation. Il n’attend pas une
approbation totale pour progresser un peu vers ses objectifs. Évitant les
débats sur les principes, il essaie d’assembler des éléments qui peuvent
paraître fortuits dans un programme qui le rapproche, du moins en partie, de
ses objectifs. Son état d’esprit est l’optimisme et la persévérance. Il ne
cesse de se répéter : « On doit pouvoir tourner à notre avantage certains
aspects de cette proposition. »
Quand il
arrive à mettre en évidence un rapport entre les différentes propositions
qui lui sont soumises, il sait qu’il existe une possibilité de les combiner
et de les restructurer. Il s’ensuit que c’est un homme à la curiosité aiguë
ayant de très nombreux centres d’intérêt. Plus il élargit ses connaissances,
plus il sera à même de mettre en rapport des éléments. Cela n’exige pas de
capacités intellectuelles particulièrement brillantes ou une créativité hors
du commun.
Plus ses centres
d’intérêt sont variés, plus il pourra vraisemblablement relier plusieurs
propositions sans rapport. Il a des talents d’analyste, mais excelle
davantage dans la conceptualisation.
Si un dirigeant
a construit une organisation solide ou en a hérité, il lui sera difficile de
trouver une idée neuve à laquelle personne n’aurait pensé avant lui dans la
société. Sa contribution la plus significative consiste à établir des liens
que personne n’a remarqués entre certains éléments.
Un directeur
d’un service s’était, par exemple, fixé comme objectif, au début de l’année,
d’améliorer la qualité des produits. En faisant le bilan à la fin de
l’année, il mit en évidence trois événements significatifs qui avaient
contribué à une amélioration sensible.
D’abord, le
responsable du contrôle de la qualité demanda à être nommé, au début de
l’année, dans un nouveau groupe de recherche, ce qui permit au directeur du
service de confier ce poste clef à un jeune et prometteur ingénieur.
Quelques mois
plus tard, une deuxième occasion se présenta. Le service du personnel
proposa un programme continu visant à vérifier l’efficacité des méthodes de
formation des nouveaux employés. La proposition était acceptable pour les
membres de la fabrication. La seule contribution du directeur du service fut
de suggérer que le programme mît l’accent sur le comportement des employés
vis-à-vis de la qualité.
Enfin, la
troisième occasion se présenta quand un des meilleurs clients découvrit
qu’un grand nombre de pièces n’avaient pas été fabriquées avec les matériaux
appropriés. La vive tension déclenchée par cette réclamation permit de
mettre en place un système d’inspection et de contrôle des matières
premières entièrement nouveau.
Voici les trois
éléments les plus importants que le directeur du service retira lors de son
bilan de l’année sur la qualité des produits. Aucun d’eux n’était prévisible
au début de l’année, mais il sut rapidement dégager les possibilités qu’ils
offraient à mesure de leur apparition dans les opérations de routine.