Karl
Miville-de Chêne n’est pas inconnu des exportateurs tunisiens. Il a
d’ailleurs récemment animé un séminaire à la Maison de l’Exportateur,
organisé par le FAMEX, intitulé «Votre propre Division internationale
dirigée par… vous-même!», formation susceptible d’aider les jeunes PME
tunisiennes à organiser leur propre service Export. Il assiste aussi le
CEPEX dans le cadre d’une mission gouvernementale à moderniser ses outils de
travail et a récemment élaboré une étude en ce sens. Nous avons voulu tirer
profit de sa grande expérience sur l’approche culturelle du marché
international. En effet, ce thème n’est pas très connu et les opérateurs,
bien souvent, axent leurs négociations avec leurs partenaires étrangers sur
la rentabilité de l’affaire qu’ils comptent engager sans se préoccuper de
certains préliminaires susceptibles de mettre en confiance ces derniers, à
savoir le volet culturel. M. Miville-de Chêne l’affirme avec force dans les
différentes réponses qu’il apporte à nos questions.
Ecoutons le :
EXPORTER : Monsieur Karl Miville-de Chêne, vous avez ouvert l’an
dernier un bureau d’études en Tunisie et vous êtes régulièrement en contact
avec des entreprises tunisiennes. Lors du dernier Salon SISE, vous avez même
animé un atelier sur l’importance du facteur humain dans le développement
international. Vous dites que pour réussir à l’international, il faut être
très conscient des aspects culturels. Quelle est votre expérience à ce sujet
?
KMD : J’ai toujours travaillé à l’international. Depuis 20 ans,
j’agis comme négociant, comme consultant et comme formateur spécialiste des
techniques import-export. Plus précisément, j’ai fondé deux sociétés de
commerce canadiennes et je suis le seul consultant reconnu en commerce
international au Québec à posséder et à opérer sa propre société de commerce
international en parallèle à ses activités de consultation (Caravan Trade –
spécialisée en café). Cela me permet d’être sensibilisé aux aspects
culturels car je transige avec plusieurs continents à la fois. J’ai aussi
géré deux organismes liés aux affaires internationales (Association des
sociétés de commerce extérieur du QuébecAMCEQ et de la World
Federation of Trading Houses Association WFTA).
Par ailleurs, sur le plan universitaire, je suis chargé de cours sur la
pratique du commerce international à l’École des Sciences de la Gestion et
de l’Université du Québec à Montréal et à l’Université du Québec en Abitibi
Témiscaminque. Au niveau associatif, je suis vice-président du Forum
Francophone des Affaires (FFA) – Comité National Canadien et président
fondateur du Regroupement des Professionnels de l’Exportation (REPEX).
Enfin, depuis 1998, je dirige ma propre société de formation et de
consultation : Consultation Contacts Monde.
EXPORTER : Selon votre expérience, en quoi les aspects culturels
sont-ils importants dans une démarche export ?
KMD : La donne culturelle est essentielle dans une démarche export.
On ne traite pas un projet de la même manière en Inde, au Québec ou en
Tunisie. Il faut bien connaître les caractéristiques culturelles du marché
visé si l’on espère y conclure des partenariats et que les actions à
l’international puissent aboutir. C’est une question de respect et de
communication ; il ne s’agit pas seulement de comprendre la langue de son
vis-à-vis, mais de se comprendre tout court. Il faut être sensible aux
valeurs, principes et coutumes de l’autre afin d’éviter tout malentendu
d’une part, et de pouvoir échanger sur des bases mutuellement convenues,
d’autre part. Par exemple, pour y parvenir, lorsque je rends visite à l’un
de mes fournisseurs de calé en Inde, je visite avec eux divers lieux saints.
Cela me permet de mieux comprendre mes interlocuteurs.
EXPORTER : Que désigne-t-on quand on parle d’aspects culturels ?
KMD : Les dimensions culturelles vont bien au-delà des aspects comme
la langue, les vêtements ou la cuisine. Elles englobent la relation à
l’autorité, les valeurs, le statut, etc. Ainsi, il est connu que les pays
nordiques valorisent des valeurs dites féminines comme l’égalité,
l’importance de la dimension sociale, le compromis. D’un autre côté, les
pays asiatiques insistent sur des valeurs «masculines» comme le respect de
l’autorité et la performance.
EXPORTER : Et sur un plan pratique, comment se traduisent les
différences culturelles?
KMD : Cela va de la manière de dire «bonjour» ou «au revoir» à
l’importance des relations humaines. Ainsi, les méditerranéens ou les latino
américains accordent une grande importance à la dimension humaine dans les
rapports commerciaux. Les gestionnaires issus de ces pays prennent le temps
de se connaître, de «s’apprivoiser» avant de parler «affaires» et conclure
des ententes importantes. Ils iront jusqu’à se lier d’amitié, ou du moins
développer une sympathie, avant de signer un contrat.
Dans les pays du nord de l’Europe ou en Amérique du nord, l’approche sera
beaucoup plus directe, rapide, «terre à terre».
Sur un tout autre plan, l’approche envers la dimension «temps» varie
beaucoup d’un pays à l’autre. La notion de rendez vous diffère complètement
selon la région du globe. Un japonais pointera avec quinze minutes d’avance
alors qu’un mexicain risque d’avoir une demi heure de retard, non par manque
de respect mais probablement parce que son dernier rendez vous a duré plus
que prévu et qu’il est impoli, pour un mexicain, d’interrompre une
conversation.
Au-delà des clichés et des préjugés, cette importance accordée à la
ponctualité est une dimension à prendre en considération, si l’on veut
maximiser les chances de succès à l’international. Partout dans le monde on
vous dira que « le temps, c’est de l’argent » sauf que la notion de temps
est différente selon le pays où vous vous trouvez !
EXPORTER : Comment intégrer tout cela dans les pratiques d’affaires ?
KMD : Par une foule de gestes qui indiqueront à votre interlocuteur
que vous le respectez et que vous vous intéressez à son point de vue.
Évidemment, si votre attitude est dictée par la notion de profit à court
terme, votre interlocuteur sentira que vous n’êtes pas sincère et vos
efforts seront vains. Je considère que faire affaires avec quelqu’un d’un
autre pays est un privilège ; pour y réussir, il est de mon devoir de me
renseigner, de m’intéresser à l’autre.
EXPORTER : Dans cette mosaïque de cultures et d’habitudes spécifiques à
chaque marché, comment peut-on se préparer à gérer ces différences
culturelles ?
KMD : Je crois que tous les êtres humains tendent vers des principes
de base : la paix intérieure, le bien-être de leur famille, la santé, des
conditions de vie acceptables. Vus sous cet angle, les points communs entre
les différentes cultures sont très nombreux. Il n’y a pas de «bonne» ou de
«mauvaise» culture mais des cultures différentes. Et pour comprendre ces
différences, on peut s’informer par Internet. C’est un outil très utile afin
de mieux connaître les coutumes et usages d’une région donnée du globe.
EXPORTER : Peut-on vraiment demander à l’exportateur de « tout savoir
» ?
KMD : Ce serait une demande irréaliste ! Mais il importe de connaître
un minimum sur la religion et l’histoire du pays visité, afin d’éviter des
erreurs ou des malentendus irrécupérables. Les erreurs sont permises du
moment que l’on montre un réel effort envers les autres, tout comme en
s’informant sur les habitudes locales ou en apprenant quelques mots typiques
de la région visitée. Tout est donc une question d’organisation et de
planification… mais aussi de flexibilité car il faut également être prêts
à gérer les imprévus. Et c’est aussi une question de temps. On ne peut pas
connaître une culture, si on fait des affaires à coup de séjours de 24
heures dans le marché-cible.
EXPORTER : Avec la mondialisation des nouvelles technologies, les
aspects culturels demeurent-ils si importants ou ont-ils tendance à
s’uniformiser dans le monde des affaires ?
KMD : Certaines règles sont universelles (respect, professionnalisme,
honnêteté, etc.). Les nouvelles technologies, et Internet en particulier,
facilitent la communication, abolissent les frontières, accélèrent les
informations …. mais ne changent pas la mentalité ou la culture d’un
vis-à-vis, cela prendra bien plus de temps.
Il faut donc voir Internet, par exemple, comme un outil pour aller chercher
de nouveaux clients à l’international, et ce, en leur présentant, non des
pages en ligne de type «classique» mais avec un contenu adapté (non
seulement la langue mais également le discours, en utilisant des mots clés,
importants et valorisés par le marché cible). C’est l’approche utilisée par
le site Internet de Consultation Contacts Monde et de Caravan Trade.
(Site web:
www.contactsmonde.com)
EXPORTER : Et qu’en est-il du cadre d’entreprise tunisien ?
KMD : Il est déjà avantagé au départ. La position géographique de la
Tunisie, son ouverture au monde et les millions de touristes accueillis
chaque année ont permis, à mon humble avis, de développer auprès du
gestionnaire tunisien une certaine sensibilité envers les autres cultures.
Il bénéficie d’une culture arabe, africaine et méditerranéenne. Il lui reste
tout de même des efforts à déployer afin d’élargir les marchés ciblés, par
exemple l’Afrique sub-saharienne et le continent américain.
EXPORTER : En tant que canadien, qu’est ce qui vous a le plus marqué en
Tunisie relativement à la culture des affaires?
KMD : L’homme d’affaire canadien en visite ici ne peut qu’être impressionné
par les ressources mises en place par la Tunisie afin de promouvoir ses
exportations (voyez tout ce que fait le CEPEX) ou pour promouvoir les
partenariats à l’international, comme l’organisation du salon SISE. Les
Tunisiens ont compris que le développement économique de ses entreprises
passait par la multiplication des rencontres, des occasions d’affaires et de
partenariats. Les contacts interpersonnels sont la meilleure façon de bâtir
des relations d’affaires sur les marchés étrangers. Les fax, les e-mails et
les appels téléphoniques sont efficaces pour assurer le suivi, mais rien ne
vaut les rencontres personnelles. C’est pour cela que, par exemple, nous
avons ouvert un bureau ici. C’est aussi pour cela que je voyage fréquemment
pour rencontrer mes clients et fournisseurs.
On note clairement que la Tunisie se met à
l’écoute des autres pays, attire des hommes d’affaires et cherche à les
atteindre où qu’ils soient. Elle confirme ainsi sa culture hospitalière et
son ouverture. Pour réussir à l’international, c’est cette même « ouverture
» qui est indispensable.
Au niveau des relations d’affaires, une grande importance est également
donnée à la personne avant de parler « affaires ». Le manager tunisien aime
cerner son vis-à-vis, apprendre à le connaître, voir en lui un partenaire
(ou un ami) plutôt que de voir en lui un vendeur ou un commercial.
EXPORTER : Quels conseils donneriez-vous à un exportateur tunisien « novice »
?
KMD : Bâtir sur les expériences des autres, profiter des formations (dont
celles du CEPEX et du Club Famex) avec les experts internationaux,
rencontrer des missions commerciales étrangères, participer aux foires, et
répondre présent à chaque fois qu’une occasion de s’enrichir se présente. Il
faut être visible, ouvert, curieux, et avoir toujours un esprit entrepreneur
tout en se «renforçant» avec des ressources expérimentées et
professionnelles (consultants, CEPEX, etc.).
EXPORTER : Enfin, selon vous, existe-t-il des «valeurs universelles»
communes à toutes les cultures d’affaires ?
KMD : L’honnêteté, le professionnalisme, la conscience professionnelle,
l’intégrité. Ce sont des valeurs universelles, même si dans certaines
situations d’affaires, on peut être confronté à des gens qui ne les
appliquent pas. Notre devoir comme homme d’affaires est de bâtir la
confiance à long terme, de penser à une approche «gagnant-gagnant». Et pour
y arriver, on peut penser aux nombreux facteurs qui nous rassemblent, plutôt
qu’à ce qui nous différencie. Nous voulons tous offrir la meilleure
éducation à nos enfants et permettre à nos parents de vieillir sereinement.
Les points d’accord sont universels, si on se donne la peine de les voir.
(Source : EXPORTER N°148 –
Propos recueillis par Hatem KAROUI)