«Les archives sont une source inépuisable pour la mise en valeur de notre
patrimoine du commerce international»
■ Quand les premières statistiques du commerce extérieur ont commencé à
être collectées en Tunisie et en trouve-t-on trace dans nos archives ?
— Les statistiques ont commencé
à être collectées à la fin du 19ème siècle. Les recensements
relatifs au pays à l’époque des années 1890 ont concerné la population.
l’agriculture, la scolarisation. On trouve trace dans les Archives
Nationales des formulaires envoyés aux Caïds. Parmi les enquêtes effectuées
en 1900 figure un livre intitulé : «Nomenclature des Tribus tunisiennes »,
ouvrage où on a localisé les tribus et fractions de tribus, nom et lieu,
photographie de l’occupation du sol par la population tunisienne. Le premier
recensement moderne a été diligenté en 1921. Il comporte des informations
sur la population et le commerce, sur les publications périodiques sur le
commerce extérieur… La Tunisie possède une histoire assez fournie en
matière de statistiques économiques y compris le commerce.
■ Quelles sont les
circonstances à l’origine de la prise de conscience dans la régence de Tunis
de mieux conserver les archives, notamment lorsque Kheireddine était membre
du Gouvernement du Bey ?
— Une vision globale a guidé les
réformes entreprises par l’Etat tunisien depuis 1857 (pacte fondamental). En
1860, il avait été procédé à l’organisation administrative (fixation des
missions des ministères et de leur organisation) et en 1861, une
Constitution avait été votée qui était en fait le résultat de l’expérience
des réformateurs de l’époque dont le Général Kheireddine, qui avait beaucoup
voyagé dans les pays européens, notamment lorsqu’il avait accompagné en 1846
Ahmed Bey qui était en visite officielle à Paris. Ensuite, pendant les
années 1853 1856 où il approfondit ses connaissances de la civilisation
moderne en séjournant dans la capitale française, en tant que représentant
du gouvernement tunisien. Son étude, intitulée «Aqwam al-masalik fi maarifat
ahwal al-mamalik», qu’il fit publier en 1868, donne dans sa plus grande
partie un aperçu de la France sur les plans économique, politique et
culturel. D’autres réformateurs illustres comme le Général Hassine l’y
avaient accompagné. Ils avaient ainsi retenu les leçons les plus
enrichissantes de leurs visites pour améliorer et moderniser les
institutions de leur pays. Par la suite Kheireddine en devenant Premier
Ministre a eu plus de pouvoirs et a pu mettre en oeuvre davantage de
réformes inspirée, non seulement de l’occident mais également résultant de
l’influence ottomane. Il est intéressant d’indiquer dans cet ordre d’idées
que les Archives Nationales détiennent le Procès Verbal de la réunion des
membres qui ont créé la Constitution, tous tunisien, par ailleurs.
■ Quel est le rôle joué par les
figures marquantes gui ont dirigé les archives, et quelle est leur
contribution à la conservation de notre patrimoine?
— Il est tout abord utile de
relever que l’un des Directeur des Archives Nationales n’était pas tunisien
mais de nationalité syrienne. Il avait été placé à la tête des archives
grâce à un appui des autorités coloniales qui en fait cherchaient à placer
aux sommet des grandes institutions étatiques des cadres parfaitement
bilingues susceptibles de servir d’interface pour interpréter et traduire
non seulement la langue du protecteur mais aussi su culture et sa
civilisation auprès du protégé. Des intellectuels syriens disposaient de
tels atouts car ils étaient très érudits et très cultivés. C’est le cas de
Chokri Ghanem. Plusieurs hauts fonctionnaires avaient aussi dirigé ce
service comme le Général Mohamed Karoui qui est resté pendant près de trente
six ans à la tête des archives (de 1887 à 1923). Issu connue Kheireddine, de
l’École Militaire du Bardo, créée par Ahmed Bey, Il avait accompli un
travail méritoire en rassemblant les documents de l’époque précoloniale et
institué la fameuse série historique. Hassen Hosni Abdelwaheb a essayé pour
sa part d’organiser les papiers de l’Administration régionale et locale.
Tahar Lajmi, Larbi Ben Abdallah, Ali Abdelwahab, Mohamed Salah Mzali et
Mohamed Laziz Lakhoua se sont aussi succédé à la tête de ce service qui
avait aussi bénéficié de la direction éclairée du Cheikh Mohamed Taïeb
Boussen.
■
Quel est l’intérêt de
l’archivage pour les opérateurs économiques constituant la clientèle des
institutions d’encadrement du commerce extérieur ?
— L’archivage est utile quel que
soit le domaine d’activité choisi. Il permet de remonter le temps et de
suivre les activités des affaires actuelles qui présentent des antécédents
historiques. L’intérêt historique des opérations commerciales simples est
d’étudier les phénomènes politiques, établir un éclairage pour préparer
l’avenir. La réglementation de la conservation de ces documents est de ne
pas les garder plus de dix ans. Cette conservation est utile pour la société
qui a besoin de capitaliser pour de longues périodes, contrairement à
l’individu guidé uniquement par une logique de profit individuel. L’Etat
garde les documents à long terme pour l’intérêt de tous. Il essaye donc de
fournir une dimension historique aux opérations économiques loin du souci
d’intérêt immédiat.
■ Existe-t-il une coopération
internationale de la Tunisie avec les pays industrialisés en matière de
modernisation de l’archivage ?
— Il existe effectivement des
formes de coopération pour permettre la modernisation de l’archivage.
L’institution des Archives Nationales Tunisiennes entretient des solides et
riches rapports de coopération internationale en matière d’archivage dans
tous les domaines. L’expertise internationale a été mise à profit à des
moments difficiles où l’établissement d’un système national a été rendu
nécessaire. A notre tour nous jouons un rôle dans l’exportation du savoir
faire et des services au profit de pays tels le Yémen, le Liban et certains
autres pays de l’Afrique Centrale. Il y existe tantôt des besoins de
formation notamment au Liban ou de conseil comme au Maroc où on développe un
projet de loi sur les archives. Notre expertise est particulièrement
appréciée dans le monde arabe et dans les pays en développement. Je suis
moi-même Président de l’Association Internationale des Archives
Francophones. Un portail de l’enseignement archivistique sera d’ailleurs
ouvert prochainement au public francophone avec une formation en ligne (12
ou 14 modules). Il s’agit d’un enseignement gratuit (sans frais) financé par
une Agence Intergouvernementale francophone, ainsi que par des crédits des
gouvernements français, suisse et canadien. J’occupe aussi le poste de
vice-président depuis quatre ans du Conseil International des Archives, la
plus grande organisation professionnelle des archives à l’échelle mondiale
dont le siège est à Paris et qui existe depuis 55 ans et à laquelle 175 pays
et Etats adhérent (président autrichien). Nous avons pris une option pour un
système d’archivage moderne non encore implanté dans les pays arabes,
inspiré de pays comme les Etats-Unis, l’Australie ou le Canada.
■ L’archivage doit-il toucher
uniquement le secteur public ou bien concerner aussi le secteur privé?
— En fait, tout le monde est
concerné, La réglementation et l’organisation des archives publiques
prennent le dessus. L’archivage public concerne toute la communauté. Y sont
associées les notions d’intérêt ou de service public. Toutefois, la
législation tunisienne a aussi touché les archives privées. Les sociétés et
les entreprises privées ont intérêt à mettre en application la
réglementation du pays (non obligatoire). Cependant cette dernière touche
aux archives privées dans la mesure où la politique de l’Etat relative à ce
type d’archivage devrait garantir les intérêts de la collectivité. Les
archives privées ne peuvent en effet être exportées qu’après l’autorisation
des archives nationales. L’Etat peut par contre aider les privés à conserver
leurs propres archives comme il encourage le dépôt des archives auprès des
archives nationales ou le don au profit de cette institution.
■ Comment pensez-vous que les
technologies modernes et l’informatique puissent contribuer à développer le
travail de recherche historique à partir de nos archives et quel est votre
programme en ce sens?
— Il faut en fait distinguer
entre deux aspects :
– Les documents qui naissent ou
sont produits sur support classique et sont ensuite digitalisés ;
– Les documents produits dès le
départ sous forme électronique ;
Dans les deux cas la législation
tunisienne prévoit la gestion des documents depuis leur création
indépendamment de leur support. Les documents électroniques nécessitent
d’ailleurs plus que les autres une intervention et une organisation à
l’amont, ce qui est une pratique non développée (logiciel + système). La
constitution d’un logiciel des archives tunisiennes (archives nationales +
administration) nécessite à la fois l’élaboration d’un système de
classification afin de repérer les informations à tout moment de leur cycle
de vie et un système de rétention et d’élimination des documents selon un
calendrier de délais de conservation. On connaît ainsi la durée de
conservation dé chaque document. L’archivage nécessite ces outils
électroniques parce que les documents ne sont pas visibles comme c’est le
cas pour le support papier; ce sont donc des opérations automatiques. En
fait, les systèmes sont différents mais c’est le même principe de gestion.
Des réunions interviennent et la version finale du produit est validée. La
procédure établie est publiée au JORT Pour adoption.
■ Une inspection
intervient-elle pour contrôler le degré d’application de la méthodologie
retenue ?
— Bien sûr. Le décret prévoit
l’envoi d’inspecteurs dans les administrations pour vérifier l’application
de ce schéma. Le principe est tout à fait similaire à un système qualité
mais comme l’introduction de la réforme est récente nous donnons aux
administrations le temps d’apporter des correctifs dans leur système de
gestion de leurs archives.
■ Le coût de l’introduction de
ces nouvelles technologies est-il élevé?
— Cela dépend. S’il s’agit d’une
base de données référentielle, le coût est moins élevé. Il s’agira alors de
renseignements sur le produit sans accéder au fond. Lorsque vous entreprenez
un projet de recherches, l’interrogation de la base de données en
identifiant les documents, suivie d’une consultation physique n’est pas une
opération coûteuse. Par contre scanner des documents pour les consulter
directement par un système en ligne est très onéreux. Pour cela la technique
utilisée est l’OCR (reconnaissance électronique) et les textes sont
intégralement reproduits. Cette façon de procéder recouvre 7% environ de
l’ensemble des archives conservées. En fait les documents passent par deux
cycles essentiels de vie : Sur dix ans ils sont utilisés par
l’administration et c’est leur usage qui justifie l’investissement consenti
en les scannant et en les digitalisant. La deuxième phase est que l’abandon
de l’usage des documents rend prohibitif leur conservation. Si le document
est conservé ce n’est plus par intérêt économique mais en tant que
constituant de la mémoire de la Nation. Les documents se chiffrent en
kilomètres et pratiquer cette technique devient trop coûteux. Les besoins
exprimés sont faibles et se traduisent par un intérêt accessoire d’ordre
culturel ou relevant de la curiosité. Malheureusement, le critère de
rentabilité est à prendre en compte. Il faut savoir à titre d’exemple pour
illustrer cela que le Japon scanne chaque année 200 000 documents, mais que
signifie ce chiffre par rapport à des millions de documents d’archives ?
■ La confidentialité est
associée de façon presque automatique à la consultation des archives et vous
en avez donné un exemple lors d’un exposé à propos du Ministre Kheireddine
qui demandait formellement à ses subordonnés de pouvoir consulter un
document d’archives. A quoi attribuez-vous ce souci constant de
confidentialité et pensez qu’elle demeure d’actualité aujourd’hui?
— Le degré de confidentialité
dépend de la matière documentaire et de l’information. Pour les affaires
publiques, les informations sont strictement confidentielles. Mais la notion
de confidentialité change. Les informations confidentielles ont eu pendant
très longtemps un rapport avec celles relatives à la défense du pays, les
affaires étrangères, la sécurité … Par exemple un plan de défense
nationale, une cache d’armes… Les entretiens diplomatiques sont aussi
classés Top secret. Mais il n’existe pas de secret absolu. Toutes les lois
d’archives réglementent la communication des documents par paliers. Il
existe globalement trois paliers :
– 30 ans de délai minimum pour
les archives publiques (avec une variation entre 25 et 30 ans).
– 60 ans quand il s’agit de la
sécurité, les dossiers judiciaires et aussi les dossiers comportant des
enquêtes statistiques.
– 100 ans pour le troisième
palier et les types de documents concernés sont ceux relatifs à l’état
civil, les dossiers administratifs des
fonctionnaires et les dossiers
médicaux. La vie privée des personnes est en effet considérée comme sacrée.
Il est à signaler que la limite de confidentialité des dossiers médicaux
atteint en France 150 ans, la limite la plus élevée du monde. Elle prend
effet à partir de la date de naissance. Il faut se rappeler le fameux
dossier relatif au secret médical entourant la maladie de Mitterrand qui a
fait l’objet d’un livre contesté écrit par le Dr Gubler (1)
■ On sait que durant les périodes de trouble et de guerre ayant ponctué l’histoire de notre pays, notamment durant la guerre entre les Turcs et les Espagnols, une déperdition est intervenue dans nos archives. Pouvez-vous nous rappeler dans quelles circonstances précises ceci est-il intervenu et peut-on aujourd’hui évaluer les dégâts causés?
— De tout
temps les archives n’ont jamais été à l’abri des destructions, notamment en
période de guerre et de troubles politiques ou catastrophes naturelles. La
Tunisie a connu en particulier une histoire politique mouvementée pendant
les 16ème et 17ème siècles. Il en a résulté des
destructions importantes pour les archives publiques, notamment pendant
l’invasion espagnole en 1535 et à la fin du 17ème siècle durant
le règne des Mouradites. Des dégâts irréparables avaient touché les archives
publiques. Des documents uniques avaient disparu (pas d’exemplaires).
Actuellement on est mieux outillé pour éviter les catastrophes de ce genre
avec la bonne organisation des institutions spécialisées, des copies de
substitution sont créées, des microfilmages et des digitalisations sont
opérés et le stockage est réparti dans différents endroits. Les Américains
par exemple stockent dans les satellites mais ce sont des quantités très
réduites. Par ailleurs les Suédois stockent dans des grottes cachées pour
conserver les doubles des documents précieux (à l’abri de l’arme nucléaire).
Par
ailleurs il a été procédé à la récupération partielle de certains documents
datant de la période coloniale comme la correspondance des Résidents
Généraux. Il faut indiquer cependant que les documents produits dans
l’administration tunisienne du temps de la colonisation ont été conservés
par les Archives Nationales. Les documents rassemblés par les services de la
Résidence Générale sont de différents types. Les rapports des contrôleurs
civils dépendant du Résident et non de l’ Administration tunisienne. Ces
documents ont bénéficié du statut diplomatique et ont été transférés à
Nantes en France au Centre des archives diplomatiques du Ministère des
Affaires Etrangères français. Depuis 1982 la Tunisie poursuit le travail de
microfilmage de ces documents dont beaucoup sont assez pertinents notamment
pour l’Histoire politique de la Tunisie. Des pertes ne sont pas enregistrées
pour les documents de gestion. Cependant un problème existe pour
rassembler l’ensemble des documents disponibles dans la mesure où les
autorités françaises ne nous permettent de copier que les documents qu’elles
mettent à la disposition de leurs propres citoyens soumis à la
réglementation des délais de durée de confidentialité de 60 ans et également
au pouvoir discrétionnaire de l’ Administration.
Certains
autres problèmes se greffent au précédents pour assurer une bonne collecte
comme la nécessité de rassembler un personnel nombreux pour assurer le
transfert sans compter que la France n’assure pas une assistance financière
pour permettre de réaliser cette action. L’opération est prise en charge sur
le Budget tunisien avec une copie gratuite fournie à la partie française. Le
programme a commencé à être suivi dans les années 81/82 par l’Institut
Supérieur de l’Histoire du Mouvement National (dépendant du Ministère de
l’Enseignement Supérieur), mais c’était avant la loi sur les Archives
Nationales de 1988, et depuis nous avons pris la relève.
(Source : La Tunisie-Economique
– Mai-Juin 2005 : Hatem KAROUI)
_____________________
(1)
Le
livre intitulé « Le Grand secret» écrit par le Dr Claude Gubler & Michel
Gonot, vient récemment d’être libéré après une longue période d’interdiction
intervenue sur le recours exercé par la famille Mitterrand, et ce après que
les tribunaux français eurent été déboutés par les tribunaux européens pour
atteinte à la liberté d’expression.