A
une époque où le capital immatériel apparaît comme la source majeure
d’avantages compétitifs, les chefs d’entreprise s’accordent volontiers à
lier la performance à la culture d’entreprise (style de management,
motivation, communication, socialisation,…). Paradoxalement, on voit
rarement des dirigeants remettre en question leurs pratiques managériales,
pour passer à de nouveaux seuils de performance. Une sorte de conservatisme
chez les dirigeants qui tendent à penser que tout ce qui touche à la culture
se prête difficilement au ‘re-engineering’ car faisant partie de la
mentalité de chacun.
La façon dont on construit et on gère les organisations a toujours fait la
différence entre les sociétés. La notion d’organisation pouvant s’appliquer
à tout groupe humain oeuvrant pour au moins un même objectif dans un champs
spatio-temporel déterminé, telle qu’une entreprise, ou une association, … et
d’une manière plus large une nation. D’ailleurs, depuis les temps les plus
reculés, ce sont les nations les mieux organisées qui ont conquis les
autres, et non le contraire. Cette supériorité pouvant bien sûr s’expliquer
par les avancées techniques, mais surtout par la culture et l’esprit de
conquête.
En effet, le développement d’une société repose, en grande partie, sur la
cohérence et la cohésion de ses Hommes, et leur degré de mobilisation et
motivation pour l’atteinte d’un idéal commun. Le ciment de cette cohérence
et cohésion est la culture du groupe, matérialisée par un langage, une
mémoire, des croyances et des rituels communs. Cette culture est la
décantation des modes de management (principes et comportements) des
dirigeants depuis la création du groupe. Il faut donc plusieurs années pour
mûrir une culture. C’est un processus très long –indépendant du processus
d’acquisition de savoir.
En observant et comparant des entreprises des rives nord et sud de la
Méditerranée, je n’ai pas trouvé de différences majeures dans l’exercice de
l’autorité. Dans les deux cultures, le management est globalement plus
autoritaire que démocratique. De plus, dans le domaine de la rétribution au
mérite, les entreprises latino-européennes, que j’ai connues, ne sont pas
vraiment plus ouvertes que les entreprises de la rive sud de la
Méditerranée.
En revanche, ils existent deux différences culturelles fondamentales. Une
première différence au niveau du rapport avec le temps, perçu généralement
comme une ressource qu’il faut gérer au Nord, et comme une dimension absolue
de l’Univers au Sud.
L’autre différence se manifeste au niveau de la logique décisionnelle, à
savoir tout ce qui motive et justifie les prises de décisions telles qu’un
recrutement, un investissement, une affectation, etc.
Prenons le cas extrême de deux entreprises qui connaissent une combinaison
de ces deux aspects. Une où règne un état d’esprit rationnel, et dans
laquelle les droits et devoirs de chacun sont clairement formalisés, et où
le temps fait partie du capital de l’entreprise. Et une autre dans laquelle
règne l’aléatoire et l’arbitraire, où les décisions émanent selon des
considérations que seul le chef connaît, et où le temps est une construction
de l’esprit qui dépend de chacun. On imagine facilement que dans cette
dernière, il est difficile de mettre en place un système de management, car
à la base, il est impossible d’émettre une règle, et donc a fortiori de la
faire respecter. Un même employé aura forcément deux comportements très
différents selon qu’il soit dans la première ou la seconde catégorie
d’entreprise.
Ainsi, la logique décisionnelle et le rapport avec le temps impactent
fortement les comportements, et au-delà les rapports entre l’employé et son
responsable hiérarchique. Et c’est justement mon regard sur ces rapports
employé/dirigeant, dans différents contextes, que je vous livre, d’une
manière caricaturale, à travers le prisme de mon expérience personnelle.
En Europe du Sud, la rationalité et le droit occupent une place importante
dans l’entreprise. De plus, l’employé, aidé par son tempérament latin ainsi
que par une évolution des différentes législations sociales au cours du
siècle dernier, s’autorise à contredire peu ou prou son responsable
hiérarchique. Mais une fois qu’il a accepté la décision, motivée par des
arguments logiques, il oeuvrera, même en râlant, à la réalisation des
objectifs qui lui sont assignés. D’une manière générale, un employé d’une
entreprise européenne fera tout pour éviter de s’exposer, par un travail
bâclé, au blâme de sa hiérarchie et à la moquerie de ses collaborateurs.
En Turquie, dans les entreprises que j’ai connues, le chef est respecté pour
ce qu’il est, et non pour ce qu’il fait. J’y ai remarqué que l’employé voue
une allégeance presque aveugle à l’autorité. Probablement, un héritage de la
‘glorieuse’ armée Ottomane, connue par son intransigeance aux niveaux de
l’ordre et de la discipline. Le travailleur turc est fier de servir dans une
entreprise prospère ou dirigée par une personnalité reconnue. Du moment
qu’il nourrit un sentiment d’appartenance à l’entreprise, il y travaille
sans compter et sans râler.
En Egypte, la place de la religion dans l’entreprise privée est frappante.
Elle donne une autre dimension à la culture d’entreprise. On y trouve des
entreprises coptes, où pratiquement tous les employés sont chrétiens. On y
trouve aussi des entreprises islamiques, dont le personnel est en grande
majorité musulman, et dans lesquelles, le travail est ponctué par le rituel
de la prière collective. Le référentiel culturel de ces deux types
d’entreprises est la religion. Des signes ostentatoires sont là pour
rappeler que le chef d’entreprise est un homme croyant et pieux. Et par
extension, que sa réussite tient aussi bien de la bénédiction de Dieu que du
mérite. Le Chef (El Ma’allem) règne sur ses employés en maître absolu. Il
est à la fois le dominant et le protecteur. Sa magnanimité se manifeste
notamment lors des grandes fêtes religieuses, qui sont des occasions pour
offrir des primes (est-ce là une forme d’aumône ?) aux employés (forcément
nécessiteux) les plus méritants à ses yeux. Ne pas respecter le maître,
c’est sortir de sa protection. Sans compter la punition divine !
En Algérie, la transition vers une économie libérale nécessite encore du
temps et des efforts pour se débarrasser de l’esprit fonctionnaire, où le
temps mesure essentiellement l’intervalle qui sépare les versements des
salaires. Dans les entreprises privées que j’ai visitées, le rapport
employé/dirigeant est plus basé sur la méfiance que sur le respect.
L’employé n’a pas à prendre des initiatives. Il doit attendre les décisions
pour les exécuter, sans chercher à en comprendre les tenants et
aboutissants. Et s’il a un souci, il évitera d’opposer directement son avis
à celui de son patron, préférant manifester son désaccord par une forme
«larvée» de succession de questions «Quoi / Si ?».
Au Maroc, il m’a semblé que le travailleur y est plus assidu et souvent plus
docile. La loyauté fait encore partie des valeurs sûres au Maroc. Offrir du
travail à un Marocain, c’est lui offrir un rang social. Et le rang d’employé
ne lui autorise pas de convoiter son patron. Comme dit le proverbe
populaire, «chacun doit se comporter selon son rang». Ceci facilite les
rapports entre patrons et employés, qui vont souvent apparaître solidaires.
Même si cela est en train de changer avec la nouvelle génération de
diplômés, qui acceptent de plus en plus mal d’être dirigés par des
supérieurs moins qualifiés qu’eux.
Et enfin, en Tunisie, où le tissu économique privé est constitué en majorité
de PME, de type familial, il n’est pas rare d’entendre un patron «El Aarf»
(celui qui sait) se plaindre de ses employés ‘Khadama’, les traitant de
fainéants et incompétents. En retour, l’employé se déresponsabilise et voit
son patron comme un exploitant et un opportuniste. Nombreux sont les patrons
tunisiens qui gèrent leurs entreprises comme leurs «domaines», et font
perdurer ainsi un certain état d’esprit de ‘colon’ (l’histoire de la Tunisie
est jalonnée de colonisation !). Quand c’est le cas, cette situation ne peut
conduire qu’à des frictions et instabilité du climat social, et fait qu’un
travail bâclé n’est pas forcément déshonorant chez un employé. Heureusement,
du fait de la mixité, et du niveau d’éducation –le plus élevé de la région-
on observe souvent une compétition (des fois sans merci) pour l’ascension
sociale. Dans un pays qui connaît une forte mutation depuis près de deux
décennies, l’aspiration à la réussite sociale est ce qu’il y a de mieux
partagé par les Tunisiens.
Revenons maintenant au mauvais rapport avec le temps qui caractérise
davantage les entreprises de la rive sud. Cette défaillance d’origine
culturelle, et c’est celle dont se plaignent le plus les dirigeants du Sud,
et dont ils sont souvent les mainteneurs malgré eux. A titre d’anecdote, un
chef d’entreprise est venu un jour me confier ses problèmes de management.
Il m’annonce fièrement «La Qualité je maîtrise, le Prix je maîtrise, mais je
suis toujours en retard». Et il a eu beaucoup de mal à comprendre que s’il
ne maîtrisait pas le temps, il ne pouvait maîtriser ni la qualité ni le prix
de ses produits.
En conclusion
Les évolutions actuelles dans le monde, et au Maghreb en particulier,
permettent d’imaginer que des changements vont s’opérer dans cette
représentation du style de management pour trois raisons. D’abord, il y a
l’implantation de filiales étrangères qui favorise l’éclosion de nouvelles
approches dans les modes de management, avec à la clef des outils en
ressources humaines d’inspiration anglo-saxonne. D’autre part, les jeunes
qui ont suivi leurs études à l’étranger et se sont confrontés à des méthodes
et des modes de management différents, développent un sens critique un peu
plus aiguisé et mettent en œuvre de nouveaux styles de management une fois
de retour au pays. Et enfin, l’accès à l’information grâce aux nouvelles
technologies d’information et de communication, qui ont fini par lever les
barrières à l’acquisition des connaissances.