Le
domaine des télécommunications a été un précurseur dans la vague de
déréglementations touchant les industries de réseau qui s’ouvrent
progressivement à la concurrence. Le secteur de l’énergie, notamment celui
du gaz et de l’électricité, a suivi de près le secteur des
télécommunications dans sa phase de libéralisation.
Dans le secteur postal, les changements suivent des cheminements propres à
chaque pays vers des formes organisationnelles et des degrés de
libéralisation différents. Dans les pays en voie de développement, plusieurs
gouvernements ont eux aussi décidé
(1), au cours
des récentes années, de réformer leur secteur postal avec des premiers
résultats fortement hétérogènes. Pourtant, le modèle des réformes appliqué
est le même.
En effet, souvent dans les pays en voie de développement, les modèles
utilisés sont une reproduction des modèles occidentaux de libéralisation des
marchés postaux. Le cas du Maroc, où a été plaqué le schéma européen,
illustre ce propos. La non homogénéité des résultats obtenus dans différents
pays en voie de développement nous amène à penser que, pour réussir la
libéralisation du secteur postal, il ne suffit pas d’avoir un modèle de
réformes et de l’appliquer directement. Plus précisément, la question de
savoir dans quelle mesure le modèle postal européen est extrapolable aux
pays en voie de développement est la principale interrogation à laquelle il
faut vite apporter des réponses. Répondre à cette interrogation est d’autant
plus pertinent que la menace concurrentielle des opérateurs postaux privés
pour les opérateurs historiques, d’un côté, et d’Internet pour le courrier,
de l’autre, se fait de plus en plus ressentir de nos jours et partout dans
le monde, confirmant la nécessité de réformer le secteur postal.
Aussi, les différences entre les pays en voie de développement et les pays
industrialisés et relatives à la situation des opérateurs postaux, ainsi
qu’à la demande de courrier et qu’au volume du trafic font de notre question
une question fondamentale.
En effet, sur les 1,2 milliards d’objets postés chaque jour dans le monde,
l’opérateur américain «United States Postal Service» (USPS) en achemine près
de la moitié avec une moyenne de 700 envois par an et par tête. En même
temps, un pays sur deux dans le monde -particulièrement les pays les moins
développés- génère moins de 10 envois par an et par tête, et un pays sur
quatre génère moins de 1 envoi par an et par tête
(2).
Plusieurs raisons peuvent expliquer la limite de la demande de courrier dans
les PVD:
1. Une croissance économique insuffisante qui inhibe la demande.
2.
Absence de compétitivité suffisante et d’offre adaptée aux besoins.
3. Des
prix élevés exercés par des monopoles inefficaces et peu régulés.
4. Une
mauvaise qualité de service.
5. Et
dans certains cas, un taux d’illettrisme élevé, l’absence de culture de
correspondance chez les habitants et la pauvreté peuvent expliquer la limite
de la demande.
Cette demande limitée nuit gravement aux intérêts commerciaux et financiers
des opérateurs car, avec des volumes de courrier aussi bas, ils se voient
dans l’incapacité de bénéficier des économies d’échelle liées à l’activité
de distribution postale. En 2004, plus de 80% des opérateurs postaux des
pays en voie de développement étaient déficitaires. Dans certains cas, les
pertes atteignent 1% et 2% du PIB.
Qu’en est-il en Tunisie ?
En Tunisie, la réforme a plutôt été axée sur l’opérateur postal que sur
l’ensemble du secteur postal lui-même, et n’a pas (encore) été accompagné
par un processus de libéralisation du marché postal. L’Office National des
Postes, connu sous le nom commercial de «La Poste Tunisienne», a été créé
par le décret n°98-1305 du 15 juin 1998. Jusqu’à cette date, son statut
était celui d’une administration publique qui était placée sous la tutelle
du ministère des Technologies de la Communication. Son statut actuel est
celui «d’une entreprise publique à caractère industriel et commercial dotée
de l’autonomie financière et de la personnalité morale exerçant dans un
esprit entrepreneurial» (3).
Il a démarré ses activités avec le statut d’entreprise à partir du 1er
janvier 1999. Cette réforme a été mise en œuvre pour un double objectif :
améliorer la qualité des prestations des services postaux et se rapprocher
des besoins des clients. Les évolutions récentes prouvent que la réforme
tunisienne est sur la bonne voie et les premiers résultats, plutôt
encourageants, sont désormais perceptibles. En termes de qualité de service,
la Tunisie se rapproche des normes des pays industriels. Des auditeurs
indépendants ont calculé un taux de respect de la norme de délai de 90% et
une moyenne de délai de J+1,83 sur tout le pays pour l’année 2003 (J+3 en
2000). Le taux de traitement des réclamations des clients était de 94% en
2003. En janvier 2005, l’ UPU (Union postale universelle) a délivré à La
Poste Tunisienne un certificat de qualité de niveau A. quant au réseau
postal tunisien, il est assez étendu : la moyenne d’habitants desservis par
le réseau postal est de 8.052 (4990 pour les pays industriels et 45.000 pour
les pays d’Afrique). 100% du territoire tunisien est desservi par La Poste
Tunisienne avec 72% de la population bénéficiant de la distribution à
domicile (19% en Afrique et 65% dans les pays arabes).
Mais le modèle postal tunisien a aussi des faiblesses, et elles sont
nombreuses. Il y a tout d’abord le faible volume de courrier : le nombre
moyen d’envois de la poste aux lettres déposés par habitant était de 15 en
2004 (361 en Grande-Bretagne pour la même période). Avec des volumes de
courrier aussi bas, l’opérateur tunisien se trouve dans l’incapacité de
bénéficier des économies d’échelles liées à l’activité de distribution. Il
est aussi très difficile voire impossible pour la Poste Tunisienne de
compenser les pertes subies sur les segments de courrier les plus coûteux
(notamment la distribution de courrier dans les zones rurales et les plus
reculées) par les bénéfices perçus dans les segments les plus rentables (le
courrier distribué en zones urbaines), les faibles volumes de courrier
réalisés ne le permettant pas.
Ensuite, l’intervention de l’Etat dans l’établissement des tarifs postaux,
justifiée par sa volonté à offrir des tarifs abordables pour tous, induit
une distorsion au niveau de la tarification. Ce contrôle tarifaire exercé
par le pouvoir public est souvent excessif, ce qui nuit gravement aux
intérêts commerciaux de l’entreprise qui, par ailleurs, n’a pas réussi à
atteindre l’équilibre financier en 2004. De plus, bien que l’obligation de
service universel n’est pas clairement définie dans le code de La Poste, La
Poste Tunisienne distribue le courrier 6 jours sur sept aussi bien dans les
zones urbaines que dans les zones rurales, tout en pratiquant des prix
identiques et abordables sur tout le territoire national. Ces obligations de
service universel sont très coûteuses, et aucun moyen de financement du
service universel n’est établi.
Enfin, une culture de la correspondance écrite, pas très répandue chez tous
les Tunisiens, un taux d’analphabétisme de 16% pour les hommes, de 35% pour
les femmes (2003), un moindre contrôle du respect de la réglementation
relative au monopole et aux services réservés, une concurrence très limitée
(le monopole de la Poste Tunisienne, qui possède plus de 90% des parts du
marché postal tunisien, s’étend encore jusqu’à 1 kg pour la poste aux
lettres) et un régulateur du secteur postal peu influant et peu indépendant
contribuent à affaiblir davantage le modèle postal tunisien.
Les conditions de pérennité de La Poste Tunisienne
Malgré le fait que les faiblesses du modèle postal tunisien soient
nombreuses, plusieurs éléments nous amènent à penser qu’il peut se révéler
pérenne à terme :
– Des volumes de courrier en progression continue: le nombre moyen d’envois
de la poste aux lettres déposés par habitant s’élevait de 15 en 2004, contre
6,68 en 1999. Entre 1999 et 2003, La Poste a enregistré une croissance de
84,4% pour la poste aux lettres, de 700% pour envois de publicité adressée,
de 22% pour les colis en service intérieur et de 400% pour les envois de
publicité non adressée.
– Une croissance de la demande de courrier des entreprises: la demande des
entreprises, qui représente 80% de la demande totale, croit de 10% par an
(développement du courrier hybride, distribution des factures électricité et
de gaz à terme).
– Avec une croissance annuelle de 4,2% entre 1992 et 2002 et une croissance
de 6,1% en 2003, l’activité économique évolue et se diversifie à un rythme
très rapide, et de nombreuses entreprises se créent tous les ans, ce qui
stimule la demande.
– Diminution de coûts de distribution en fermant les bureaux de postes à
faible activité dans les zones rurales et les plus reculées et en les
remplaçant par «La Poste ambulante» (en 2003, 1 million d’habitants, vivant
tous dans des zones éloignées, sont desservis par 42 postes ambulantes) et
les «publipostes» (point unique de remise pour plusieurs boîtes postales).
– Innovation et intégration des TIC: le rythme d’innovation de La Poste
Tunisienne est de 1 nouveau produit tous les trois mois. La Poste Tunisienne
a inventé le seul moyen de payement via Internet existant en Tunisie : l’e-dinar.
Elle propose sur son site web plusieurs services payables par e-dinar :
l’envoi de cartes postales, de bouquets de fleurs, l’envoi de mandats
électroniques, le paiement de factures via le net, le service de
transmission de messages électroniques sécurisés (Web telegram), suivi
électronique des envois, etc.
– Diversification de l’offre: diversification des services offerts (offre de
services de télécommunications, d’assurances, de payement des mandats à
domicile pour les invalides et pour les malades qui ne peuvent pas se
déplacer de chez eux, etc.). Des prévisions indiquent qu’à l’horizon 2006,
30% du chiffre d’affaires sera généré par de nouveaux produits et services.
Développement des services postaux financiers (les services financiers
contribuent à 50% du chiffre d’affaires de La Poste Tunisienne; 2,254
millions d’épargnants en 2003, soit 1 Tunisien sur 5).
En conclusion, la pérennité du modèle postal tunisien ne peut être garantie
à terme qu’à condition que des réformes réglementaires et tarifaires soient
engagées, ainsi qu’une définition appropriée du service universel, de telle
sorte qu’il soit soutenable et adapté aux spécificités de l’environnement
postal tunisien. La Tunisie doit également commencer à réfléchir
sérieusement à un agenda d’ouverture progressive de son marché postal à la
concurrence, après avoir mis en place des systèmes de régulation efficaces
et indépendants, car si la Tunisie n’instaure pas elle-même et par ses
propres moyens une concurrence loyale et bénéfique pour le consommateur, la
concurrence s’imposera à elle, tôt ou tard… Alors, autant s’y mettre dès
maintenant !
*
Etudiant en DEA d’économie industrielle, Paris Dauphine.
1 Pour
certains pays, les réformes ont été réalisées suite à des fortes pressions
exercées par des organismes internationaux, notamment la Banque Mondiale et
le FMI.
2 Ces
chiffres sont relatifs à l’année 2003, Union Postale Universelle.
3
Source : code de la poste tunisien promulgué
le 2 Juin 1998 et réglementant l’exercice de l’activité postale en Tunisie.