Le
Président de la centrale patronale, l’UTICA, et l’homme d’affaires réputé
Hédi Djilani, a donné dernièrement une interview à notre confrère Ridha
Lahmar qui a été publiée dans le magazine Réalités dans son édition du 26
janvier.
Hédi Djilani, qui ne donne pas très souvent d’interviews (la dernière
remonte à plus d’une année et a été donnée à l’Economiste Maghrébin) a été,
comme d’habitude, très franc et direct dans ses réponses. Textile, secteur
bancaire, concurrence, mondialisation, marché informel, l’UTICA,
tout a été évoqué dans cet entretien dont on apprend beaucoup.
Investissement privé
Sur l’investissement privé qui n’évolue pas au rythme souhaité, M. Djilani a
rappelé que l’exiguïté du marché local fait que la majorité des nouvelles
opportunités ne peut se trouver qu’à l’export. «Le premier souci de l’UTICA
est la création d’emplois, qui est une conséquence directe de
l’investissement, c’est pourquoi nous cherchons à motiver nos adhérents afin
d’exploiter toutes les occasions qui se présentent pour investir et créer
des emplois», a-t-il dit, admettant que l’on est en deçà des ambitions.
Que faire quand on sait que l’économie nationale est tirée par celle de la
Communauté européenne, puisque 80% de notre commerce extérieur se fait avec
cette région et que la croissance économique de l’Union Européenne tarde à venir ? «Nous
devons redoubler d’efforts et compter d’abord sur nos propres forces et sur
la diversification de nos débouchés.
Les chefs d’entreprise ne doivent pas attendre que les opportunités se
présentent à leurs bureaux ou que les structures d’appui -API, FIPA, CEPEX
et autres— leurs apportent des projets tout prêts, mais ils doivent se
déplacer eux-mêmes, exploiter au maximum les services du Web afin de prendre
des contacts et d’explorer toutes les opportunités d’investissement. (…)
Délocalisation
Sur la création d’emplois à l’étranger par certains groupes tunisiens, M.
Djilani déclare que la nouvelle génération de demandeurs d’emplois tunisiens
de niveau universitaire ne veulent plus d’emplois bas de gamme et que nous
ne devons pas hésiter à délocaliser nos diplômés de l’enseignement supérieur
qui peuvent ainsi travailler à l’étranger.
Textile
Le président de l’UTICA observe que le secteur textile/habillement rapporte
4 milliards de dinars par an, alors que nous importons pour 3 milliards de
dinars, ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a un solde positif d’un
milliard de dinars en plus de la consommation locale et des 250.000 emplois.
Le souhait est que ce secteur puisse rapporter 8 milliards de dinars, même
si nous importons pour 5 : cela représenterait un progrès considérable de la
valeur ajoutée.
«Il faudrait un nouveau type de partenariat et de nouveaux investissements :
depuis la loi 72, nous avons encouragé des partenariats pour favoriser le
transfert de technologies et pouvoir accéder aux marchés extérieurs.
L’expérience acquise par des milliers de chefs d’entreprise pendant plus de
trente ans devrait leur permettre aujourd’hui de voler de leurs propres
ailes. Il est entendu que le partenariat est très dépendant de notre
capacité à saisir les opportunités. En effet, les investisseurs étrangers
sont très sollicités par plusieurs dizaines de pays : nous ne gagnerons pas
à la course aux avantages. L’avenir c’est la stabilité, la qualité des
produits et la proximité.
Nous sommes devenus trop chers pour les produits basiques, les produits haut
de gamme continueront toujours à être fabriqués en Europe, notre seule
chance consiste à exploiter toutes les niches de la moyenne gamme pour les
divers articles d’habillement.
Nous ne pouvons pas concurrencer les produits asiatiques puisque nous
achetons la matière première plus cher que le produit fini fabriqué en Asie.
Par contre, la proximité de nos principaux marchés et la multiplication du
nombre de collections par an (de 6 à 12) nous donnent une chance importante
pour être plus rapides à la livraison que les pays asiatiques.
Les donneurs d’ordre européens acceptent de payer plus cher à condition
qu’il y ait un strict respect des délais prescrits. Il y a une autre réalité
: le client européen voudrait trouver chez l’industriel tunisien une
collection complète toute prête, une qualité irréprochable, un bon prix et
une livraison jusqu’au magasin.
Par contre, celui qui n’a que de machines à coudre et attend que le client
frappe à sa porte n’a plus de place sur le marché. Les entreprises qui
sauront s’adapter à cette nouvelle réalité ne devraient pas avoir de
problèmes de commandes pour quelques années.
Si l’on réussit, on récupérera les emplois perdus et on atteindra le maximum
de valeur ajoutée pour le pays».
Tourisme
Pour le tourisme, le président de l’UTICA observe que nous recevons 6
millions de touristes par an, générant une recette en devises de 3 milliards
de dinars. Il fait également remarquer que l’Egypte reçoit 7 millions de
touristes avec 6 milliards de recettes. L’objectif est donc d’augmenter en
priorité les dépenses des touristes. Le rôle du patronat consiste, au-delà
des institutions hôtelières, à capter l’attention des touristes en leur
offrant des occasions intéressantes de dépenses en matière d’articles
d’artisanat, de restauration, d’animation, de loisirs…
«La Tunisie doit devenir un immense shopping-center : en plus du soleil et
de la mer, les touristes, notamment les femmes, devraient trouver leur
bonheur dans les boutiques.
Les bénéfices à tirer de ce shopping ne seraient que profitables à la
Tunisie», a-t-il dit, faisant remarquer que la Tunisie dispose de toutes les
conditions de réussite : un régime politique stable, une sécurité absolue,
un pays très équilibré avec une classe moyenne qui représente 80% de la
population, un bon niveau d’éducation, une législation que le chef de l’Etat
n’hésite pas à rectifier et à actualiser chaque fois que cela s’avère
nécessaire.
Commerce parallèle
Sujet épineux et très délicat vu la très grande croissance de ce commerce
parallèle en Tunisie.
Le patron des patrons admet que les tentatives menées pour limiter le
phénomène du commerce parallèle ont eu des résultats mitigés malgré les
contrôles douaniers sur les routes et les scanners dans les ports, car cela
n’a pas empêché les marchés traditionnels parallèles de s’approvisionner de
manière régulière. Il fait observer que ces “entreprises parallèles”
n’alimentent pas le marché monétaire, ne déposent pas leur argent dans les
banques, ne contribuent pas à la création d’emplois productifs et ne paient
pas d’impôts. «Elles agissent comme une sangsue, exploitent le consommateur,
spolient l’Etat et polluent l’investissement. Rien à mes yeux ne justifie
que des marchés informels bien connus soient à l’abri de tout contrôle et se
développent manifestement à un rythme élevé», dit-il.
Admettant que l’éradication totale de ces marchés est irréaliste (puisqu’ils
permettent de répondre aux besoins d’une partie de la population), il
suggère qu’on limite leur pouvoir de nuisance en les réduisants à des
dimensions raisonnables.
Surendettement des entreprises
Le surendettement est très variable d’une entreprise à l’autre et d’un
groupe à l’autre, répond M. Hédi Djilani, qui avertit que c’est dangereux de
ne pas en parler au cas par cas. «Nous ne sommes pas frileux, vis-à-vis des
cas d’endettement des groupes qui disposent d’un cash-flow suffisant pour
faire face aux échéances: le montant de l’endettement en lui-même n’a pas le
même intérêt. Parler d’endettement sans évoquer le cash-flow serait
trompeur.
A l’inverse, un endettement même réduit sera inquiétant si l’entreprise n’a
pas de cash-flow conséquent.
Certes, il est nécessaire d’accorder du temps au temps pour réduire cet
endettement, surtout pour les sociétés et groupes qui font preuve de bonne
volonté pour redresser la situation.
La solution consisterait pour les banquiers et les chefs d’entreprise à
travailler en commun pour mettre la situation à niveau.
Nous n’incriminons pas les banquiers, pour lesquels nous avons du respect et
qui ont assumé un rôle essentiel dans le développement et le financement des
entreprises.
Il ne s’agit pas non plus de faire preuve de laxisme. Mais si certaines
créances sont réellement irrécouvrables, il vaut mieux les passer de suite
par pertes et profits. Il y a lieu d’être réaliste et de faire preuve de
plus de rigueur dans l’étude des demandes de crédit futures.
Il faut réaliser aussi qu’il y a émergence d’une nouvelle génération de
chefs d’entreprise compétents, qui ont de bonnes idées, avec souvent un
coaching assuré par des majors.
Par ailleurs, nous souhaiterions que l’on accélère la mise en place du
crédit bancaire à la consommation pour que certaines entreprises ne soient
pas confrontées à des difficultés car on constate souvent que si le
détaillant fait du crédit au client, il se fait financer par l’industriel à
travers le grossiste. Chacun doit faire son métier : l’industriel doit
fabriquer et c’est aux banquiers d’octroyer le crédit en appliquant les
normes de la maîtrise des risques.
Il faut dire que la B.C.T. dispose d’un programme ambitieux en la matière,
notre souhait est qu’il soit vite mis à exécution. C’est la centrale des
risques qui a pour objet de préserver les intérêts de tout le monde et
d’éviter les créances classées».
Les difficultés du système bancaire tunisien
Sur les banques, le patron des patrons observe qu’il s’agit de résoudre
plusieurs problèmes à commencer par l’assainissement du portefeuille des
banques afin d’asseoir l’avenir sur des bases solides. Ensuite, il faut
rééquilibrer la situation entre banques publiques et banques privées et
“digérer” l’impact de la transformation des banques de développement en
banques commerciales.
Enfin, il faudrait se garder de fermer le marché à tout investisseur
souhaitant créer sa propre banque, tout en évitant de tomber dans le revers
de la multiplication des intervenants sur le marché monétaire.
Par ailleurs, la B.C.T a courageusement transféré la responsabilité de
certaines décisions aux banques commerciales, ces dernières devraient œuvrer
rapidement pour la délocalisation de la décision vers leurs agences
bancaires locales, ce qui irait alors dans le sens du développement
régional.
La Bourse
La communication financière des valeurs cotées ne fait que transmettre des
informations aux concurrents non cotés en Bourse, ce qui handicape
lourdement les entreprises actives sur le marché financier, fait remarquer
le président de l’UTICA. En outre, le marché parallèle est un destructeur de
la Bourse puisque les acteurs de ce marché échappent à tout contrôle, ne
paient pas d’impôts ni de TVA. Ils contribuent à la bulle immobilière.
En effet, il y a une réalité évidente : l’activité immobilière est en grande
partie une activité souterraine, beaucoup de capitaux ne peuvent être
recyclés que de cette façon. Tant que le principe de la transparence n’est
pas respecté, il n’y aura pas de Bourse prospère.
Cela dit, il conseille aux entreprises et aux groupes tunisiens qui
s’internationalisent d’aller rapidement à la Bourse.
La réussite des chefs d’entreprise
«Dans certains pays, la réussite financière est mal perçue par la population
; chez nous, pays de tradition orientale, “l’argent propre” n’est pas une
honte», dit M. Djilani. Le succès d’une entreprise ou d’un manager ne
devrait pas être perçu par la société tunisienne comme une offense. «Nous
devons revenir à nos racines, cultiver le sens de l’honneur et de la
réussite : nos capitaines d’industrie doivent être cités en exemple afin de
susciter des vocations chez les jeunes, le président Ben Ali les a toujours
encouragés et reconnu leurs mérites.
D’ailleurs, notre presse a un rôle important à jouer à ce niveau en mettant
en valeur leurs réussites».
Sur sa réélection à l’UTICA
«Je ne suis pas partisan d’une candidature automatique, dit-il,
s’interrogeant s’il sera encore l’homme de la situation lors de cette
échéance et si la base se retrouve dans son action. «Je ne conçois pas la
réussite d’un homme à la tête d’une organisation nationale en dehors de ce
contexte», conclut-il. Une réponse qui en dit très long sur le personnage
qu’est M. Djilani !