En novembre 1995, lorsque a été
signée la Charte Fondatrice du Processus de Barcelone, le mur de Berlin
venait à peine de tomber, l’Europe et les Etats-Unis parlaient encore d’une
même voix, unis contre la menace supposée du bloc soviétique, les Twin
Towers symbolisaient encore un processus de mondialisation triomphant et la
Chine, l’Inde et le Brésil sortaient à peine du Moyen Âge.
Nous sommes aujourd’hui, à peine dix ans après, sur une autre planète. A
l’occasion du dixième anniversaire de Barcelone I, le Groupe de 125
intellectuels des deux rives de la Méditerranée que nous formons exhorte
tous les gouvernements des pays de cette zone de se ressaisir, de tourner le
dos à l’hypocrisie qui a présidé au traitement de la question
méditerranéenne et de proposer un avenir aux générations futures.
Commençons par reconnaître que le processus de Barcelone constitue un échec.
Toutes les données économiques en témoignent. La croissance des pays des
deux rives de la Méditerranée est restée faible, comparée au reste du Monde,
les investissements européens au Maghreb et au Mashrek sont restés limités
et les échanges commerciaux n’ont pas véritablement réussi à décoller.
Les causes de cet échec sont, pour partie, exogènes : la crise du Proche
Orient et la guerre en Irak qui ont brouillé les frontières idéologiques ;
le terrorisme international qui a découragé l’investissement ;
l’accélération de la mondialisation qui a bousculé les processus
d’ajustement.
Mais les causes de cet échec sont aussi, pour une large part, de nature
endogène. L’Europe a, avec le Traité de Nice, accentué son tropisme oriental
et la plupart des pays du Sud de la Méditerranée ont accru la dimension
rentière de leur croissance.
Voici, non des chiffres, mais des ordres de grandeur (les chiffres ne sont
pas très exacts, les ordres de grandeur le sont) : on a consacré, en gros,
700 milliards d’euros à la réunification de l’Allemagne, l’Europe a consacré
70 milliards d’euros aux PECO, l’Europe a consacré 7 milliards d’euros au
Maghreb. C’est de l’ordre de 1 à 100 ! Deuxième série de remarques, l’Europe
est hypocrite, condescendante et suicidaire à l’égard du sud de la
Méditerranée : Hypocrite…
On veut bien faire un partenariat mais la pêche et l’agriculture sont hors
de ce partenariat, ce qui revient à dire : «Les seuls domaines qui vous
intéressent… on n’en parle pas !». On le sait depuis le début mais dans le
cercle des spécialistes… et on l’oublie. Or, pour le Maroc, il est clair que
la pêche et l’agriculture posent un vrai problème macro-économique.
Condescendante… Je reprends ce qu’a dit Monsieur Hadj Nacer : les pays de la
Méditerranée n’ont pas besoin d’argent. Ce n’est pas contradictoire avec ce
que j’ai dit tout à l’heure : il faut évidemment plus de capitaux, il faut
évidemment créer des infrastructures mais sur le fond, ce n’est pas le seul
problème.
Le vrai problème c’est l’aide publique au développement qui, à l’échelle
mondiale, représente 50 milliards d’euros. L’épargne des résidents
maghrébins en Europe représente entre 50 et 100 milliards d’euros, nous
sommes donc dans les mêmes ordres de grandeur. Il y a donc des capitaux, il
y a de l’épargne dans les pays du sud de la Méditerranée. Donc, il faut
sûrement financer les infrastructures mais ce sont les transferts de
technologies qui importent.
On parle d’une banque euroméditerranéenne depuis près de dix ans. Il faut un
milliard d’euros pour démarrer une banque et, en dix ans, on n’a pas avancé.
Les besoins concernent moins les capitaux que les technologies, les circuits
financiers. Il faut mettre autour de la table des techniciens des métiers du
financement si on veut avancer et dans ce domaine, je trouve que nous sommes
peu efficients.
Enfin, suicidaire… Un chiffre tout simple, il nous manque en Europe 40
millions de personnes à l’horizon 2030, il y a dans les pays du sud de la
Méditerranée, Egypte comprise, des millions de personnes formées en trop.
J’ai critiqué l’Europe, on peut aussi critiquer les pays du Maghreb. Et,
derrière les critiques doivent surgir des propositions. On peut dire que les
pays du Maghreb sont assez largement timorés, essentiellement dans trois
domaines :
L’intégration régionale est très faible, trop faible ; aucune zone
économique émergente ne s’est développée autrement que par l’intégration
régionale. Beaucoup de progrès sont à faire dans ce domaine. Comme ils ne se
font pas par le politique, par le public, il faut espérer qu’ils se feront
par le privé. Il faudrait susciter un certain nombre d’initiatives
micro-économiques de partenariat entre la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. Je
pense que c’est dans ce domaine-là qu’il faut réfléchir.
Mais clairement, l’intégration régionale est une condition fondamentale. Les
systèmes financiers : parmi ces différents pays, la Turquie est un peu en
avance mais au prix d’une crise très grave. Tous les pays du sud de la
Méditerranée sont à la fois «sur-bancarisés» et «sous-bancarisés». Il y a
trop de banques qui ne font pas assez de choses : une insuffisance
d’innovations financières entraîne une insuffisance de réponses aux besoins
financiers de telle ou telle catégorie, comme les PME, ou de tel type de
clientèle de particuliers.
Dans ce domaine, beaucoup de réformes sont à faire. La Tunisie a abrité le
sommet mondial de l’économie de l’information. Elle est un lieu de
délocalisation ; ne nous le cachons pas : il va y avoir des délocalisations
des services informatiques. C’est la Tunisie qui a le plus fort potentiel
dans ce domaine. Je trouve –c’est pourquoi j’ai utilisé le terme de «
timoré»- que dans le cas de la Tunisie, il y a peut-être un manque
d’ambition dans le développement de ces entreprises.
Je renvoie les participants au site du cercle des économistes qui synthétise
les idées utiles qu’on peut avoir pour essayer d’améliorer la situation des
relations euroméditerranéennes.
Malgré l’échec actuel du processus de Barcelone, l’ambition demeure. La
création d’une communauté méditerranéenne revêt toujours, peut-être plus
encore qu’il y a dix ans, une importance stratégique pour les pays des deux
rives de la Méditerranée. Stratégique au plan démographique et social, les
deux ensembles de population évoluant de manière contracyclique et donc
complémentaire. Stratégique aussi au plan économique, les pays des deux
rives ayant tout à perdre d’une non-concertation sur les grands dossiers qui
vont structurer le devenir de la mondialisation. Stratégique encore au plan
politique, la démocratisation conjointe constituant le seul véritable
rempart contre les extrémismes de toute origine. Stratégique enfin au plan
sécuritaire, le terrorisme s’enracinant chaque jour davantage dans le
terreau du non- développement.
L’Euroméditerranée se trouve à la croisée des chemins. Soit on renouvelle, à
l’identique ou presque, les sempiternelles déclarations de bonnes intentions
et le résultat est, à plus ou moins brève échéance, inéluctable : les
dérives extrémistes iront en s’amplifiant et la croissance conjointe en se
détériorant.
Ne l’oublions pas, le coût de la non-Méditerranée va, chaque année, en
s’alourdissant. Le scénario conduira inéluctablement au «désancrage» du
partenariat euro-méditerranéen, faisant le jeu, qu’on le veuille ou non, de
l’impérium américain dans la région.
Ou alors, car il existe un autre scénario, les pays des deux rives de la
Méditerranée tirent les enseignements des échecs du passé pour rebondir.
Notre intime conviction est que ce scénario est parfaitement réaliste et
qu’il constitue un scénario «gagnant – gagnant» pour l’ensemble des pays
concernés. Ce scénario peut aboutir dans le cadre d’un projet Barcelone II.
Mais il ne peut aboutir qu’à une double condition : La première condition
est le lancement de projets concrets, contrôlables et «traçables» dans le
temps. L’Euroméditerranée a moins besoin de capitaux que de réalisations.
L’approche du devenir euro-méditerranéen doit être désormais, c’est notre
conviction, de type «bottom-up» (de bas en haut) et non de type « top-down»
(de haut en bas) comme dans le passé.
Le devenir euro-méditerranéen passe inéluctablement par le lancement de
projets rendus réalistes dans la plupart des cas par la création
d’institutions légères et faiblement budgétivores. Les thèmes privilégiés
doivent, à nos yeux, être sélectionnés sans céder à un quelconque irénisme :
la lutte contre la corruption et pour la démocratisation, au Nord comme au
Sud, n’ont aucun sens en tant qu’objectifs intermédiaires. Ils seront le
produit naturel et dépassionné du co-développement. Les projets à
privilégier doivent, à la fois, respecter les intérêts de l’ensemble des
parties concernées et permettre une concrétisation rapide des effets
induits.
Sans préjuger des choix définitifs qui pourront être arrêtés, il nous semble
que cinq projets répondent à ces deux conditions et devraient bénéficier
d’une attention toute particulière : l’accès à l’eau, l’interconnexion en
matière de transports de biens et de personnes, le co-développement des TIC,
la modernisation des circuits financiers et la co-programmation des flux
éducatifs.
Quelle que soit leur importance stratégique, ces différents projets ne
déboucheront sur des résultats concrets et créateurs de valeur qu’à une
deuxième condition : l’existence et l’affirmation d’une volonté politique
conjointe aux pays des deux rives de la Méditerranée, ou au moins aux
principaux d’entre eux. Et pour, ainsi, non pas se contenter d’un constat
d’échec, mais se projeter, au travers d’un bouquet de projets communs, dans
le sens d’une véritable communauté euro-méditerranéenne.
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Intervention prononcée lors du colloque du 21 février 2006 Turquie-Maghreb :
les conditions du décollage économique