La
proposition du président Bush de supprimer totalement les droits de
succession aux États-Unis a des chances sérieuses d’être adoptée par le
Congrès américain.
On
imagine sans peine en ce cas les réactions des commentateurs français :
«nouveau cadeau aux riches», «accroissement des inégalités aux États-Unis».
En revanche, pour ceux qui suivent l’évolution de l’économie mondiale et la
prospérité de chaque zone, cette décision sera un coup de maître historique.
Elle
renforcera de manière décisive l’attractivité déjà forte des États-Unis
comme lieu de résidence des investisseurs mondiaux, centre de création
d’entreprises nouvelles, marché de l’art et du luxe, lieu de mécénat et de
créativité dans un pays qui ignore évidemment l’impôt sur la fortune.
Cela
confortera la position des entrepreneurs aux États-Unis et attirera dans ce
pays, à titre de résidents permanents, les entrepreneurs asiatiques ou
européens ayant réussi dans leur pays et qui paieront désormais aux
États-Unis leurs impôts. Une telle évolution provoquera des flux de capitaux
permanents considérables qui renforceront les places financières
américaines, la balance des comptes et le dollar.
Cela
n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité tangible qui peut se
concrétiser en quelques mois alors que ni l’Europe, ni la France, bloquées
dans leurs débats internes ne sont préparées, intellectuellement ou
législativement, à organiser leur riposte.
Une
raison de cet état de fait tient à une réflexion du sénateur Lloyd Bentsen :
«Les meilleurs Français ont une vision européenne, les meilleurs Américains
ont une vision mondiale». Les Américains, pour des raisons stratégiques et
de concurrence, sont plus sensibles que nous à la progression de l’Asie
–Chine, Inde, Corée– et au retour du Japon. Ils savent mieux que nous que le
mouvement de balancier, qui depuis deux siècles a donné à l’Europe un
avantage décisif sur les autres continents, est en train de s’inverser.
L’Occident
n’a plus le monopole des deux avantages majeurs que sont la démocratie et
l’économie de marché.
Trois
milliards de consommateurs et de producteurs entrent avec enthousiasme et à
marche forcée dans l’économie mondiale face à une Europe inquiète, plus
soucieuse de défendre ses privilèges que de conquérir ces nouveaux mondes et
incapable de s’organiser. Face à cette réalité inexorable, on ne peut réagir
par des barrières ou la protection des droits acquis.
La seule
défense, c’est l’attaque. C’est le repositionnement de nos économies sur les
industries de l’intelligence, de la recherche, de la créativité, de la
valeur ajoutée. Tel est le sens pour l’Europe du programme de Lisbonne qui a
bien du mal à se mettre en place. Mais un tel programme, même adopté, n’a de
sens que s’il est soutenu et mis en oeuvre par une classe d’entrepreneurs
indépendants et disposant des moyens financiers nécessaires. Seuls ceux-ci,
en effet, peuvent transformer les idées et les résultats des recherches en
projets industriels capables de susciter les produits et services créateurs
de valeur ajoutée et d’emplois.
Les
États-Unis qui voient comme nous la montée en puissance de l’Asie dans les
industries à haute valeur ajoutée ont compris l’ampleur et l’urgence de ce
défi.
Face à la dispersion des pays européens, ils ont l’avantage d’un centre de
décision unique, soutenu par l’activité foisonnante et les propositions de
think-tanks indépendants et audacieux.
S’ils
adoptent la suppression des droits de succession, ils créeront pour les
décideurs du monde entier -soucieux de transmettre aux générations futures
le fruit de leur travail- un havre fiscal à la dimension non d’un canton
suisse mais de la première puissance mondiale. À leurs descendants, mais
aussi aux causes humanitaires, sociales et culturelles. Bill Gates et Warren
Buffett, en donnant, de leur propre initiative, 68 milliards de dollars pour
la lutte contre la maladie, essentiellement en Afrique, soit plus que le PNB
du Maroc, pays déjà émergent, ne sont que deux exemples stupéfiants d’un
flux de donations américaines de 250 milliards de dollars en 2005,
l’équivalent des réserves en devises de toute la zone euro.
J’ai eu
l’honneur, il y a quatorze ans, de créer la fonction, alors nouvelle,
d’ambassadeur délégué aux investissements internationaux. Le problème
aujourd’hui n’est plus seulement les investissements, mais aussi les
investisseurs internationaux.
La
France est un des pays les mieux placés au monde pour les recevoir par sa
tradition d’accueil, par sa culture, par son histoire, par ses 30.000
châteaux et ses sites magnifiques. Perdre cette manne qui peut tomber du
ciel et créer les richesses et les emplois dont nous avons besoin pour
financer la nécessaire solidarité serait une erreur pour les intérêts du
pays. Mais les comportements politiques sont profondément ancrés dans la
mémoire collective des peuples. Interrogés sur leur réaction face à une
personne qui a matériellement réussi, 80% des Américains répondent «devenir
comme lui».
«Devenir
riche» fait partie du rêve américain.
En
France, l’opinion majoritaire serait plus «faire payer les riches» que
«devenir riche comme eux». Cette conception qui avait un certain sens dans
des économies stables et fermées ne tient plus dans des économies ouvertes
au monde. L’ISF n’exerce qu’un pouvoir de distribution minime entre riches
et pauvres par rapport aux grands programmes sociaux et fiscaux (RMI,
allocations chômage, santé ou famille).
La
délocalisation fiscale des investisseurs –français et étrangers– pose, en
revanche, un problème majeur à l’économie française sans commune mesure avec
le produit payé par 400.000 individus.
La
suppression des droits de succession aux États-Unis qui a le soutien de 70%
de l’opinion publique américaine, si elle est adoptée, est un défi pour la
prospérité de l’Europe, spécialement des pays qui cumulent impôt sur la
fortune, taxation des plus-values et droits de succession.
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*Tribune
de Jean-Daniel Tordjman, ancien ambassadeur délégué aux investissements
internationaux, publiée dans le Figaro le 25 juillet 2006.