Pour
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001, le verrouillage de la propriété
intellectuelle et des brevets est l’un des pires travers de la
mondialisation.
Son dernier ouvrage est un livre contre le «fanatisme du marché». Un autre
monde est un nouveau réquisitoire contre une mondialisation déséquilibrée.
Illustration avec l’enjeu des droits de propriété intellectuelle (PI).
La propriété intellectuelle est-elle la face cachée de la mondialisation
?
Les déséquilibres de ce régime de droits exclusifs sont parmi les pires
déviances du capitalisme actuel. Parce qu’il est question de vie ou de mort,
comme on le voit dans la lutte pour des copies de médicaments à bas prix.
Les hommes ou les brevets ? La faute originelle : avoir laissé aux ministres
du Commerce et aux multinationales le soin de façonner les trips [en
français, Adpic aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au
commerce, ndlr], en 1994. La PI est intégrée au commerce, pas à
l’environnement ni aux normes de travail.
Vous le dénoncez, mais à l’époque vous étiez le conseiller de Clinton à
la Maison Blanche !
Il faut voir le lobby formidable des multinationales du médicament et de
l’industrie culturelle. Pourtant, on se battait nationalement pour élargir
l’accès aux soins d’exclus américains. On était contre les trips, mais à
l’arrivée on a préféré faire gagner les «sans-couverture sociale américains»
plutôt que les «firmes pharmas». Mais les «firmes pharmas» ont gagné contre
les «malades africains». Ils ne votent pas, eux…
Et, quinze ans après, rien n’est réglé…
Tous les pays n’ont pas la puissance du Brésil, qui a menacé de copier des
médicaments antisida avant de voir le prix des originaux divisé par dix. Les
multinationales ont toujours peur de laisser exporter des génériques de pays
riches ou de laisser les pays pauvres en produire. Elles invoquent le coût
de la recherche et développement ? Mais elles dépensent plus en pub sur les
pilules de confort de vie. Elles redoutent que des génériques soient
réexportés vers les pays riches ? En fait, elles craignent la réaction des
consommateurs s’ils voyaient l’écart entre les prix que les firmes leur
demandent et le prix réel. Elles ont baissé leurs prix pour mieux tenir
leurs brevets.
La propriété intellectuelle favorise-t-elle la privatisation du savoir ?
L’Etat finance la recherche fondamentale, le privé met les médicaments sur
le marché. Une sorte d’impôt, vu le fossé entre le coût de production
(marginal) et le prix à la vente (phénoménal). Le risque de verrouillage du
savoir se multiplie. Prenez la course à la brevetabilité des gènes humains :
Myriad Genetics, qui a breveté deux mutations du gène du cancer du sein, a
exigé que les labos à but non lucratif qui travaillent sur le dépistage
paient un droit de licence ! L’idéologie simpliste de la PI peut affecter le
rythme des innovations. On l’a vu avec le dépeçage de Netscape, navigateur
concurrent de Microsoft, ou l’obligation pour le créateur du BlackBerry
(terminal de poche, ndlr) de payer 600 millions de dollars à la firme qui
avait acquis le brevet. Début XIXe, ces mêmes brevets avaient failli tuer
l’avion ou l’automobile…
Mais les pays occidentaux ont combattu la PI pour se développer, comme
ils ont usé du protectionnisme !
C’est comme donner un «coup de pied dans l’échelle» qui a permis de grimper.
On le voit encore dans les subventions. On interdit à la Jamaïque de
subventionner son lait, pas aux Etats-Unis. Le système actuel de la PI
cherche à restreindre l’utilisation des savoirs. Pourtant, comme le disait
Jefferson, ex-président américain, le savoir est comme une bougie : «Quand
elle en allume une autre, sa lumière ne faiblit pas.» Le libre accès au
savoir les tenants de l’architecture ouverte, comme Linux ou Mozilla le
savent tient du bien public mondial ! Une obligation morale. Maintenir la PI
dans les pays pauvres sur les mé ;dicaments, c’est pourtant du lose-lose, un
truc de perdant dans les deux sens. Les firmes n’y gagnent rien, les pauvres
perdent tout.
«Toutes les idées originales reposent sur des idées antérieures»,
écrivez-vous. On peut donc copier, voire contrefaire avant d’être créatif :
on l’a vu avec les dragons asiatiques ?
Ils ont fait, comme le Japon ou la Corée, de la rétro-ingénierie : créer un
objet différent avec des fonctionnalités identiques à l’objet de départ sans
contrefaire de brevet. D’autres, comme la Chine, sont souples sur la
contrefaçon. Mais là, l’enjeu n’est pas une question de survie. Dans le
droit d’auteur, l’équilibre coût-bénéfice est compliqué, même si le protéger
soixante-dix ans après la mort de l’auteur est ridicule. Idem avec la
bataille autour du téléchargement gratuit de films ou de musique,
l’équilibre est ténu.
Comment lutter contre la biopiraterie, le brevetage de ressources
naturelles ?
Compliqué, car les trips ont été façonnés pour le business. Si l’on veut
introduire de l’équité, empêcher le brevetage du riz Basmati (Inde), du rosy
periwinkle (Madagascar) ou du quinoa (Bolivie), il faut pousser les firmes à
payer, via la bioprospection et un partage des bénéfices. Pousser aussi les
Etats-Unis à ratifier la convention de Rio sur la biodiversité. Permettre
aussi une vraie transparence sur les 120 000 brevets annuels ! On est allé
trop loin.
L’un des apôtres de la PI, Bill Gates, peut-il et défendre les brevets pour
Microsoft et sa fondation pour l’accès à la santé ?
Gates, comme Rockfeller, utilise l’argent de son monopole illégal pour de
bonnes causes, mais cela ne justifie pas la culture du monopole. On peut
voler l’argent et le rendre aux pauvres, cela rend-il le délit moins mauvais
? Et, avec sa fondation, faire l’impasse sur la solution cruciale : toucher
aux droits de propriété intellectuelle.
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