Gestion et Management : Quelles différences ?

«Si un homme raisonne mal, c’est qu’il n’a pas les données pour raisonner mieux» (1), disait Diderot en 1771.

Affirmation d’une actualité brûlante, malgré les deux siècles un tiers qui nous séparent de son auteur. Seul le vocabulaire a évolué sous l’effet des progrès des sciences : il est devenu plus riche et plus nuancé. Normal, quand on sait que le dictionnaire d’aujourd’hui contient trois fois plus de mots que le dictionnaire du 18ème siècle.

Du temps de Diderot, les «données» signifiait les faits et les informations. Aujourd’hui, elles ont une acception beaucoup plus large : avec l’essor de l’informatique et l’extraordinaire développement des moyens de communication, les informations se sont érigées sous forme de «Bases», de Mégabases (2) ou de «Banques de données».

Conséquence : 

«Pour raisonner mieux», il ne suffit plus d’avoir une bonne connaissance des faits et des informations, encore faut-il que l’on soit capable de les conserver, de les mettre à jour, d’y accéder rapidement, de les interpréter correctement et de les utiliser à bon escient. Autrement dit, il nous faut une panoplie d’autres outils permettant la bonne exploitation de ces considérables «flux d’informations».

Dans le domaine du management, le problème se complique encore car il faut y ajouter les épineux obstacles du langage ; le management étant le «produit» d’une culture étrangère pour les 9/10ème de l’humanité. Ce qu’il faut bien percevoir ici, c’est que le langage n’est pas un véhicule neutre de la pensée. Celle-ci est particulièrement influencée par les mots, les concepts, les symboles, la structure des phrases auxquels s’ajoutent les valeurs, les postulats, les méthodes, le mode de pensée sans oublier la vision que l’on a de l’Existence et les problématiques qui s’y rattachent en termes de préoccupations et d’actions. Un grand linguiste américain a déclaré à ce sujet : «Les observateurs ne voient pas la même image de l’univers, si leurs antécédents linguistiques ne sont pas semblables».

Dans le domaine du management, cela se traduit par une très grande imprécision du langage: les Japonais n’ont pas, à ce jour, de mot pour traduire l’expression «prise de décisions». Les Français n’ont pas encore d’équivalents valables pour traduire de l’anglais un grand nombre de nouveaux concepts tels que, par exemple, Marketing, Management, Leadership, Internet, Merchandising, etc.

Pire encore, un grand nombre de concepts, restés inchangés dans la langue d’origine et pour lesquels on est arrivé à trouver des synonymes, ont totalement changé de signification à l’insu de la plupart de ceux qui les utilisent, dont en particulier le vocable «Gestion». Mais on peut encore citer pêle-mêle les termes «information», «communication», «participation», «client», «qualité», «vérité», «justice», «publicité», etc. Et, la liste est loin d’être terminée.

On continue alors de dire «directeur de la publicité» là où il faut dire «directeur de la communication». On dit aussi «Gestion de la Force de vente» alors qu’il est plus pertinent de dire «Management de la Force de Vente». On dit également «chef des ventes» alors qu’il est plus judicieux de dire «manager de la force de vente». On continue de parler indifféremment du directeur commercial et du directeur marketing, de la gestion du personnel et du management des ressources humaines, de la publicité et des relations publiques, des études de marché et des études marketing, de la recherche commerciale et des études sectorielles, etc.

Du coup, les «données» qui se limitaient, du temps de Diderot, aux faits et aux informations, constituent aujourd’hui une réalité bien plus complexe. Et si les gestionnaires du 18ème Siècle n’avaient que très peu d’excuses pour ne pas «bien raisonner», les managers d’aujourd’hui ont toutes les chances de se tromper quand ils arrivent, déjà, à «comprendre» et à «se faire bien comprendre».

Ces difficultés du langage sont à l’origine de la mauvaise compréhension de la quasi-totalité des problématiques des sciences humaines dont, en particulier, celles du management. La plus importante de ces problématiques est probablement celle-ci : la plupart des entreprises sont à la fois sur-commandées et sous-dirigées (1). Cette problématique reste à peine perceptible bien qu’elle concerne toutes les formes d’organisations y compris les Etats-Nations. En parlant des chefs d’Etat et de leur manière de diriger leur pays, Peter Drucker disait en substance : «il n’y a pas de pays sous-développés, il n’y a que des pays sous dirigés». Et, la traduction est à peine acceptable.

Voici donc le texte intégral de sa déclaration : «There are not underdevelopped
countries, there are only undermanaged countries».

On continue d’observer dans les entreprises performantes et moins performantes d’excellentes aptitudes à gérer les activités quotidiennes, et personne ne doutera jamais qu’il faut bien gérer la routine de tous les jours. Il y a, cependant, une profonde différence entre «gérer» et «manager» même si ces deux activités sont tout aussi nécessaires pour la rentabilité des entreprises.

Gérer consiste à commander, à contrôler, à provoquer, à accomplir, à assumer des responsabilités. Manager (ou diriger) consiste à exercer une influence, à guider, à orienter, à mobiliser, à fédérer. La distinction est fondamentale : les gestionnaires considèrent leurs employés comme une source d’énergie et s’adressent avant tout à leurs bras, les managers considèrent les leurs comme une source d’intelligence et s’adressent avant tout à leur imagination. Ceux qui gèrent, appelés gestionnaires, savent «ce qu’ils doivent faire» et concentrent leurs efforts sur le «comment faire ?» ; ceux qui dirigent, appelés managers ou, mieux encore, leaders, savent «ce qu’il faut faire» et orientent leurs efforts sur la question de savoir «que faire faire? ». On peut résumer la différence en opposant les activités, les orientations et les objectifs de ces deux types de responsables d’entreprises :

Les gestionnaires orientent leurs activités vers les tâches, les managers orientent les leurs vers les résultats.

Les gestionnaires se contentent de résoudre les problèmes, les managers s’évertuent à découvrir les vrais problèmes pour leur apporter, ensuite, des solutions originales.

Les gestionnaires se plaisent à «donner des ordres», les leaders se contentent de «montrer la voie».

Les gestionnaires passent le plus clair de leur temps à «commander les autres», les managers ont, en revanche, pour devise : «diriger les autres, se commander soi-même».

Les activités des gestionnaires sont centrées sur la maîtrise des travaux courants et visent avant tout l’efficience, celles des managers sont centrées sur la vision et visent l’efficacité.

C’est dire donc que les managers ne se contentent pas de pousser plus loin ce que d’autres ont déjà fait, mais créent de nouvelles idées, de nouvelles politiques et de nouvelles méthodologies. Ils modifient le métabolisme basal de leurs entreprises. Pour reprendre l’expression de Camus, les managers «créent dangereusement» et ne se contentent pas de maîtriser des activités fondamentales.

Ils créent dangereusement en ce sens qu’ils incitent l’ensemble du personnel, toutes catégories confondues, non pas à «travailler durement» ou à «travailler seulement», mais à «apprendre» en permanence pour «apprendre» et «innover» continuellement. Tel est le véritable travail d’un manager, qu’il soit chef d’entreprise, chef de service ou chef de section. Autrement dit, l’entreprise performante d’aujourd’hui est avant tout une entreprise «formatrice» et innovante».

Cette évolution ne s’est pas faite sans raison. Elle est la conséquence d’une autre évolution encore moins perceptible : le changement des sources du profit.

Lorsque l’environnement des entreprises était stable, celles-ci tiraient l’essentiel de leur profit de la «productivité» et de son corollaire : la «bonne gestion» de leurs ressources. Aujourd’hui, l’environnement n’étant plus ce qu’il était, la profitabilité des entreprises est devenue, pour l’essentiel, tributaire de «l’innovation» (et non pas seulement de la productivité), et de son corollaire : la qualité de leur «management» (et non pas seulement de la bonne gestion de leurs ressources).

Ainsi, le concept de leadership que partagent et qu’incarnent les managers est directement lié à la manière dont ils interprètent leur rôle. Ils se préoccupent des objectifs fondamentaux et de l’orientation de leurs entreprises. Leur perspective est orientée vers la vision et le jugement. Ils ne passent pas leur temps à chercher «comment il faut faire», mais à savoir «ce qu’il faut faire faire». Quand il leur arrive de débattre de la question du «comment faire ?», cela sous-entend toujours comment faire «plus rapidement», «plus économiquement», «plus efficacement», etc.

Au risque d’être banal, il faut souligner une évidence : Les problèmes actuels ne seront pas résolus sans des entreprises performantes, et les entreprises ne sauraient être performantes sans un leadership efficace. Une entreprise qui manque de capitaux peut emprunter de l’argent, et une entreprise mal installée peut déménager. Mais une entreprise qui manque de leadership n’a guère de chances de survivre. Elle s’étiolera sous le contrôle d’employés au mieux efficients, dans des domaines étroits.

Moralité :

Nos entreprises ont besoin d’être dirigées par des «leaders» et non par des «gestionnaires». Car le leadership est la meilleure voie capable de combattre la somnolence naturelle des groupes formant le personnel des entreprises. C’est aussi la meilleure manière de permettre aux employés de s’adapter à l’évolution des circonstances et d’en tirer le meilleur profit.

Seul le leadership est enfin capable de conférer à une «communauté» non seulement un projet fédérateur, donc une vision excitante de l’avenir, mais aussi l’aptitude de traduire cette vision dans les faits. Sans cette traduction, fruit d’un échange fructueux entre le leader et ses sujets, il n’y a pas de cœur qui bat au sein de l’entreprise.

Par Mohamed Moncef Kachouri – Formateur Conseil


(1) Cité par H.Pointillart et D.Xardel, «mégabases : Le marketing du toucher-juste», Ed.
Village Mondial, Paris, 1996, p15.
(2) Expression de Hervé Pointillart & Dominique Xardel, Ed. Village Mondial, Paris, 1996.

(1)Warren BENNIS & Burt NANUS, «diriger», Nouveaux Horizons, 1985.