Les migrations, une chance pour l’économie

Par : Tallel
 
 

migration240.jpgVous
avez été délégué aux migrations internationales dans le gouvernement Jospin,
puis député européen, proche de Jean-Pierre Chevènement. Les drames de Ceuta
et Melilla, les noyades répétées d’immigrants aux portes de l’Europe ne
traduisent-ils pas l’échec des politiques migratoires ?


SAMIR
NAIR*
 :
Cette situation signe l’échec d’une politique mise en oeuvre depuis les
années 1970, qui se caractérise par une fermeture drastique des frontières,
entraînant une augmentation à la fois de l’immigration familiale, de
l’immigration clandestine et des demandes d’asile. Ce qui se passe
aujourd’hui était à prévoir et il n’y a aucune raison pour que cela cesse
tant que l’Europe comme la France continueront d’avoir une politique
d’immigration instrumentale. Les inégalités de développement se sont
considérablement creusées ces dernières années.

La
soumission de l’Afrique aux plans d’ajustement structurel du FMI et la
transformation des accords d’association économique que nous avions avec ces
pays, n’ont rien arrangé. Les politiques qui existaient ont été remises en
question alors qu’elles garantissaient à certains pays africains des
franchises de douane pour vendre leurs produits et des tarifs préférentiels
pour acheter des produits européens indispensables. Les pays africains se
retrouvent dépossédés des moyens de répondre aux problèmes de développement.
En même temps, la situation sociale de ces pays a été profondément
désagrégée. Les investissements privés font défaut, les agriculteurs ne
peuvent pas exporter, les pêcheurs sont étranglés par la politique
européenne de la pêche. Une autre politique migratoire est possible à
l’échelon de l’Union européenne.

Comment mettre en oeuvre cette politique dans une Europe affaiblie par le
non au traité constitutionnel, que vous avez vous-même prôné ?

Le
traité constitutionnel n’offrait aucune solution en termes de
codéveloppement et de visas, or je considère que l’augmentation du nombre
des visas est la seule façon d’éviter l’immigration clandestine. Le traité,
de ce point de vue-là aussi, méritait d’être rejeté.


Quelle
politique préconisez-vous, face à une opinion publique réticente ?

Dire
la vérité aux gens. La vérité, c’est que les flux migratoires vont
continuer, car les inégalités sont contraignantes. La vérité, c’est que les
migrations sont une chance pour nos économies. Je ne parle pas seulement des
exemples symboliques de réussite comme Zidane. L’immigration enrichit les
sociétés d’accueil et contribue au développement des sociétés de départ. Les
récents chiffres publiés en Espagne le confirment de façon éclatante. La
vérité, c’est aussi que ces migrations doivent être contrôlées, organisées,
et qu’une fois légalement installés, les migrants doivent accepter les
contraintes qui s’imposent à tout citoyen, à savoir, en France, les devoirs
de la loi et de la laïcité.


En
quoi votre discours diffère-t-il de celui de la droite ?

Je
voudrais lever une ambiguïté. L’obsession dominante en France est celle du
retour. On fait tout pour faire expulser ces gens. Les lois qui ont été
mises en place par M. Sarkozy ont pour objectif, entre autres, de
déstabiliser l’immigration légalement installée. Or la condition pour que
l’immigration puisse aider au développement des pays d’origine, c’est
qu’elle soit intégrée en France. Le codéveloppement n’a de chance de réussir
que s’il est fondé sur une politique d’intégration et non de retour. Mon
expérience sous la gauche m’a montré qu’il y avait alors la même obsession
de faire partir les gens, même si par ailleurs la loi de 1998 créait les
conditions de l’intégration.


Vous
prônez le “codéveloppement”. Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy s’y réfèrent
aussi. Cette piste n’a-t-elle pas montré son inefficacité depuis presque dix
ans ?

Mais
la politique de codéveloppement n’a pas été mise en place ! Nous avions
promis aux Etats africains de construire avec eux une telle politique,
fondée sur des mécanismes précis : le financement des microprojets, une
relative liberté de circulation pour certaines catégories de population,
l’augmentation du nombre de visas pour les étudiants et la possibilité pour
eux de retourner dans leur pays d’origine sans perdre le droit de revenir en
France.

Il
s’agissait aussi de former des travailleurs dans des secteurs correspondant
à l’intérêt de ces pays : l’hôtellerie, le tourisme… L’idée était de
fixer, en concertation avec les pays d’origine, des contingents de personnes
qui viendraient se former et qui repartiraient chez eux, mais en conservant
la possibilité de revenir en France.

Pratiquement, aucune de ces idées n’a été mise en oeuvre. Pourquoi la gauche
version 2007 agirait-elle différemment de la gauche version 1997 ?

Jean-Pierre Chevènement est le seul à avoir compris la problématique du
codéveloppement. Mais pour d’autres ministres avec qui j’ai dû travailler,
cette politique devait en réalité servir à masquer l’expulsion des illégaux.
On retrouve la même conception chez Nicolas Sarkozy, mais pas chez Ségolène
Royal quand elle parle de codéveloppement.

Je
vais tout faire pour que la gauche prenne conscience de cet enjeu, car il
n’y a pas d’autre solution. Aujourd’hui, l’Espagne met en oeuvre les mêmes
mécanismes, la Belgique ou l’Allemagne ont des approches similaires et à la
Commission européenne, ces idées progressent. Mais la politique du
codéveloppement implique une immigration légalement installée, assurée de sa
situation. Comment voulez-vous que des immigrés investissent dans leur pays
s’ils ne sont pas sûrs d’avoir les papiers qui leur permettent de vivre
normalement ici ? Il faut assouplir les migrations, réinjecter du sang, que
ça circule. Nous avons cadavérisé notre relation avec les pays africains
depuis 1975.

 


Que
proposez-vous pour les étrangers en situation irrégulière qui n’ont aucune
intention de partir ?

La loi
votée en 1998 par la gauche prévoyait qu’au bout de dix ans un clandestin
pouvait être régularisé automatiquement. C’était une bonne disposition, qui
évitait les effets d’annonce d’une régularisation collective. Je ne crois
pas à la possibilité d’expulsions massives. Il faut une bonne politique de
contrôle aux frontières, étudier la situation des personnes au cas par cas,
en appliquant des critères, et si un retour dans les pays d’origine est
requis, négocier pour que cela se passe dignement. Car il n’est pas possible
d’ouvrir simplement les frontières.


Si la
gauche hérite de la situation actuelle, une nouvelle opération de
régularisation s’imposera-t-elle ?

Il
faudra changer de politique migratoire. On ne peut pas rester sur les lois
Sarkozy qui ne permettent pas de répondre à cet immense défi. Une nouvelle
politique reposerait sur trois piliers. D’abord un contrôle démocratique aux
frontières, fondé sur une augmentation du nombre de visas. Actuellement, en
Afrique, les visas sont accordés au compte-gouttes et à la tête du client,
en fonction de ses moyens financiers. L’immigration ne doit pas devenir une
nouvelle politique de classe.

Le
second volet, essentiel, est l’intégration. Il s’agira de prendre en compte
la diversité de la société française non pas avec une approche ethnique,
mais avec un regard républicain. Le troisième pilier est la politique d’aide
au développement marquée par l’ouverture des marchés européens aux produits
africains et des investissements dans des domaines vitaux comme l’eau, la
santé, les transports et l’éducation. Les cadres éduqués fuient l’Afrique.
Ils doivent pouvoir rester et travailler chez eux. Ce troisième pilier n’a
aucune chance de réussir si on ne desserre par l’étau de la dette.
Aujourd’hui, l’Afrique est contributeur net aux finances de l’Europe par le
mécanisme du remboursement de la dette !


Qui
peut mettre en place une pareille politique ?

On ne
peut pas laisser la politique d’immigration dépendre exclusivement du
ministère de l’intérieur ou des affaires sociales. Je plaide pour la
création d’un ministère de la coopération et du codéveloppement, comme il en
existe un en Suède. Le prochain président de la République devrait très vite
organiser une réunion avec les chefs d’Etat des pays concernés pour
réfléchir à une gestion commune des flux migratoires. Ensuite, la France
devra porter le problème au niveau européen. Il est temps que l’Europe
comprenne qu’elle fait face à un immense défi historique.


La
politique d’immigration est un attribut fondamental de la souveraineté
nationale. Comment vous, souverainiste, pouvez-vous prôner son
européanisation ?

Je ne
suis pas souverainiste, sauf quand il s’agit de défendre le peuple contre
une technocratie bruxelloise et une Banque centrale européenne sans
contrôle. J’admets les délégations de souveraineté au niveau de l’Europe, à
condition qu’elles soient contrôlées et puissent être remises en cause par
les populations, par référendum. De toute façon, nous ne pouvons pas avoir
une politique migratoire commune parce que les besoins des différents pays
diffèrent : l’Espagne a besoin d’une immigration peu qualifiée, ce qui n’est
pas le cas de la France. D’autre part, parce que l’immigration touche à
l’identité d’un pays et pas seulement à l’économie. Intégrer des populations
non autochtones est un travail long et lent, plein d’embûches. Il est donc
normal que les pays veuillent continuer à gérer les migrations en fonction
de leurs besoins et de leur propre identité.

Mais
je crois à une grande politique migratoire européenne fondée sur la
coopération avec les pays du Sud. Il faut convaincre l’UE que l’immigration
n’est pas un vaste marché dans lequel on va puiser selon son bon vouloir.

Propos recueillis par Philippe Bernard et Sophie Gherardi


*
conseiller
d’Etat en service extraordinaire, professeur de sciences politiques à
l’université Paris VIII.  

Source :
http://www.lemonde.fr