L’économie
institutionnelle dominante aux Etats-Unis au début du XXe siècle permet de
comprendre le rôle et les stratégies des grandes entreprises.
L’économie évolutionniste, plus communément appelée «économie
institutionnelle», correspond à une approche développée à l’origine par les
travaux des économistes américains Thorstein Veblen, John R. Commons et
Westley Mitchell. Leurs idées étaient très en vogue dans les premières
décennies XXe siècle aux Etats-Unis. Ces économistes ont joué, par exemple,
un rôle important dans la première administration Roosevelt, dans les années
30, et ils furent largement à l’origine de la conception du New Deal. Leur
aura s’est cependant rapidement fanée après la Seconde Guerre mondiale. Nous
ont-ils laissé des instruments à même de comprendre le capitalisme
contemporain ? La réponse est nette : c’est oui.
Le rôle
des contrats
Mais
les activités que nous baptisons «économiques» consistent en fait en deux
mondes parallèles. Il y a celui des échanges concrets de marchandises et de
services, issus de la production, du commerce, etc., mais chacune de ces
transactions économiques se déroule aussi dans un monde juridique, celui de
l’échange de droits de propriété. Tous les économistes connaissent ces deux
aspects. La très grande majorité d’entre eux considère cependant le deuxième
monde, celui de la loi et de ses institutions, comme étranger à leur champ
d’étude.
L’approche
institutionnelle prend l’exact contrepoint : elle considère que le monde
légal et celui des institutions, ce que Commons appelle les
«règles de travail» de la
société, constitue le cœur de l’économie. Cette façon d’appréhender les
transactions économiques a conduit les économistes évolutionnistes à
privilégier une approche plus globale de l’économie que celle centrée sur
l’individu de la théorie économique traditionnelle. Elle s’intéresse donc
aux institutions collectives de la société, comme l’Etat ou les tribunaux,
ses terrains d’études privilégiés.
La
domination du business
Veblen et Commons
développent leurs idées au moment de la montée en puissance des grandes
entreprises (liées notamment à l’extension du chemin de fer vers l’Ouest) et
des grandes maisons financières comme J. P Morgan, Rockefeller, Vanderbilt, etc.
Ils considèrent que l’économie de leur époque est dominée par les idées, les
pratiques, les mœurs et les institutions de ce monde des affaires. Veblen
parle de la «société du business»
(business society) et
Commons du «capitalisme des
banquiers».
Pour Veblen, alors
que les grandes entreprises apparaissent comme les nouveaux acteurs
dominants, les habitudes de pensée et les lois restent prisonnières d’une
version artisanale de l’économie. Ainsi, l’économie théorique et le droit
considèrent encore les entrepreneurs capitalistes comme des patrons de
guildes corporatives à l’ancienne produisant dans des usines. Alors que ces
«capitaines d’industrie», comme les baptise alors Veblen, sont des
techniciens des affaires, spécialisés dans l’art de l’achat, de la vente, de
l’organisation et du sabotage de leurs concurrents. Ce sont des
propriétaires d’entreprises absents (absentee owners) dit Veblen, car on ne
les voit pas s’occuper de leur entreprise au quotidien. Ils en délèguent la
gestion à des managers, des comptables, des financiers, des avocats, des
ingénieurs, etc. Leur rôle de capitaine d’industrie est d’acheter et vendre
des actions d’entreprises, non pas pour les gérer mais dans l’objectif de
réaliser un rapide profit financier.
Pour comprendre ce
capitalisme moderne (que l’on qualifie de nos jours de «financier» ou
«patrimonial»), dit Veblen, il faut étudier les pratiques, les idées et les
stratégies d’accumulation de ces hommes d’affaires.
Commons pousse
l’analyse un peu plus loin. La montée de la société du business a conduit la
loi à intégrer les pratiques de ce nouveau capitalisme, explique-t-il, en
particulier dans la reconnaissance d’un nouveau type de droit de propriété.
La propriété privée, souligne Commons, est généralement liée à des biens
matériels. Au milieu du XIXe siècle, un deuxième type de
propriété commence à être reconnu sous la forme des créances, des actions,
etc. La fin du XIXe siècle voit naître un troisième et nouveau
type de propriété fondé sur la détention d’actifs immatériels : les droits
de propriétés intellectuels, les marques, les savoir-faire, etc.
L’immatériel au cœur du capitalisme
Un moment clé de la
création de ces nouveaux droits de propriété repose sur la création de US
Steel, au début des années 1880, raconte Commons. Sous la pression d’Andrew
Carnegie et sur les conseils de J. P. Morgan, une société holding est créée
qui rachète tous les producteurs d’acier situés autour de Pittsburgh. Sur la
base de la valeur de ses usines, les sociétés de Carnegie sont alors
évaluées à 75 millions de dollars. Mais grâce à ! la position dominante
qu’exercent ses firmes sur de nombreux marchés, leur valeur est finalement
estimée à 300 millions. La différence de 225 millions ne pouvait pas être
attribuée à la notion économique traditionnelle de propriété matérielle. Les
grands financiers américains de la place la baptisent alors «valeur
immatérielle».
Question
immédiate : comment mesure-t-on cette valeur ? Pourquoi a-t-elle été estimée
à 225 millions de dollars dans le cas de Carnegie ? La valeur des actifs
immatériels est entièrement subjective au sens où elle repose sur la valeur
potentielle et anticipée des futurs revenus de l’entreprise, telle qu’elle
est estimée par les marchés financiers.
La diffusion du
principe d’actifs immatériels a complètement transformé la façon de
comprendre l’économie. Désormais, le futur détermine le présent, dans le
sens où la croissance ou la perte de valeur du capital des entreprises
résulte des anticipations concernant leurs revenus futurs. Les stratégies
des firmes sont alors orientées vers la maximisation de ces revenus futurs.
Ce qui a conduit des entreprises comme Enron ou Parmalat à soutenir des
anticipations positives en dissimulant une partie de leurs pertes dans des
filiales situées dans des paradis fiscaux (dont on peut d’ailleurs
comprendre le développement en mesurant leur rôle comme lieux juridiques
dépositaires de contrats décalés dans le temps et dans l’espace des
transactions r&e! acuteelles qu’ils représentent).
De leur côté,
Microsoft ou Google cherchent à accroître leurs revenus futurs anticipés en
forgeant des alliances mondiales et en élargissant les marchés de leurs
produits standardisés. Certaines entreprises ont décidé d’outsourcer
leurs usines, leurs réseaux commerciaux, le design de leurs produit, etc.,
pour ne plus représenter qu’une marque. Le capitalisme contemporain ne peut
plus être compris sans réfléchir aux stratégies de maximisation des actifs
immatériels par les entreprises. Un constat et une réflexion entamés il y a
un siècle déjà par les économistes institutionnalistes américains.