L’Afrique est, pour le monde riche, à la fois une terre d’opportunités et
une énigme totale. La meilleure manière de la comprendre, c’est de
comprendre l’Africain, quel que soit son niveau de revenu et d’éducation, en
tant qu’individu actif, acteur de sa destinée, producteur et consommateur
pertinent. En dehors des “masses”, des “ethnies”, et même des Etats.
Dessine-moi un Africain…
Si cette question du “Petit Prince” de Saint-Exupéry était posée aux grands
de ce monde, qu’ébaucheraient-ils sur leur page blanche après quelques
secondes de réflexion ?
Peut-être «un pauvre aux mains vides sans honneur»
tentant d’atteindre la prospère Europe dans des embarcations de fortune. «Si
je suis élu président de la République, j’irai d’abord à Berlin et à
Bruxelles pour relancer l’Europe et affirmer l’axe franco-allemand. Et mon
premier voyage sera pour l’Afrique. Il y a 450 millions de jeunes Africains
qui ont moins de 17 ans. Il faut créer les conditions de développement de
l’Afrique parce que ces 450 millions de jeunes Africains ne peuvent pas
espérer du travail, un emploi chez nous», disait Nicolas Sarkozy, nouveau
président français, durant ! la campagne électorale…
Peut-être un désespéré
qu’il est impérieux d’aller sauver à coups de millions de dollars, y compris
contre lui-même… C’est la vision charriée par les grandes firmes du
charity business qui vendent
de la bonne conscience à ceux des Occidentaux que les malheurs du monde
empêchent de dormir… Qu’en pense Bernard Kouchner, nouveau chef de la
diplomatie français et ex «French Doctor» ?
Peut-être un applaudisseur de service
à qui il faut octroyer des miettes en le maintenant dans sa misère. C’est le
regard porté par la quasi-totalité des politiciens africains, au pouvoir
comme dans l’opposition. Ils n’admettent qu’une variante : un détracteur
qu’il est urgent de faire taire, d’appauvrir, de brimer, voire d’éliminer.
Au
final, «l’Africain» ressemble furieusement, dans de nombreux esprits, à un
fantasme monolithique. Menace fantôme, objet d’apitoiement, instrument
docile de conquête ou de conservation du pouvoir… Pourquoi ?
Sans
doute pour des raisons relevant d’un vieil imaginaire hérité de l’esclavage,
de la colonisation et des partis uniques. L’Africain n’existe que s’il est
membre d’une masse de personnes dociles reliées à un contremaître.
Et
pourtant… Il est temps de regarder chaque Africain comme un individu
singulier, avant toute autre considération. Il est temps de considérer le
moindre petit Africain comme un producteur à part entière, un consommateur à
part entière, un «cerveau» à part entière… un acteur plein de sa destinée.
Ceux des acteurs politiques, économiques et culturels qui feront cette
nécessaire «révolution du regard» appréhenderont mieux les aspirations, les
mutations et les opportunités d’un continent redevenu éminemment
stratégique.
Phénomènes politiques : sortir du piège de l’explication ethnique
L’analyse politique dominante veut que tout, sur le continent africain,
commence par l’ethnicité et finisse par l’ethnicité. L’Africain n’a pas,
pense-t-on à tort, de pensée propre, autonome du groupe tribal auquel il
appartient. Penser ainsi arrange les analystes occidentaux qui n’ont qu’à
regarder les équilibres ethniques des différents pays africains dans une
encyclopédie pour dire des choses paraissant intelligentes. Ce prisme est
également une aubaine pour les nageurs en eaux troubles occidentaux (réseaux
quasi officiels de déstabilisation des pays pauvres, théoriciens de la
guerre économique, marchands de canons, acheteurs de «diamants du sang» et
autres pirates de la mondialisation) qui peuvent toujours justifier les
désordres auxquels ils participent activement -quand ils ne les fabriquent
pas- par d’insurmontables haines héréditaires.
Les
réalités de l’Afrique contemporaine sont moins caricaturales. Et il est
intellectuellement sain de mettre au centre de l’analyse politique
africaniste les Africains en tant qu’individus. C’est leur trajectoire qui
importe. Ce sont leurs aspirations qui sont le moteur de l’Histoire – même
quand elle va dans le mauvais sens.
L’Africain
contemporain, dans ses aspirations à un mieux-être pour lui et dans certains
cas pour sa famille nucléaire, constate aujourd’hui qu’il vaut mieux être
relié à un groupe qui le protège et le promeut dans une atmosphère souvent
caractérisée -malheureusement- par l’insécurité sociale et la violence. Il
peut ainsi «adhérer» à un groupe tribal (moins par fanatisme que par
stratégie), mais de plus en plus à des solidarités transversales de type
religieux (d’où la montée d’églises pentecôtistes qui sont révolutionnaires
en ce qu’elles sont une bonne antidote aux solidarités tribales forcées,
symbolisées par la peur du «! mauvais œil» du sorcier),
politico-générationnelles (le phénomène des Jeunes Patriotes ivoiriens par
exemple, où se trouvent à la fois des Sudistes et des Nordistes, des
chrétiens et des musulmans liés par l’aventure d’une bataille idéologique
aux côtés d’un leader charismatique qui peut aider au cas où…),
associatives, etc.
L’Africain
contemporain, à la recherche légitime du bonheur, met en concurrence les
groupes auxquels il peut appartenir. Mais que veut-il ? Il est assez
frappant que l’Afrique soit plus ou moins exclue de la passion des sondages
qui frappe la planète. Aucun institut français n’a rendu public les sondages
réalisés dans le plus grand secret en Côte d’Ivoire, durant la crise qui a
secoué ce pays. A quoi bon ? Dans un camp comme dans l’autre, les Ivoiriens
sont «manipulés». Mieux vaut parler à leurs leaders… Sur le court terme,
cela peut paraître la bonne solution, mais sur le moyen terme c’est une
grave erreur, qui mènera forcément ceux qui la commettent à des impasses
stratégiques énorm! es.
Business : prendre au sérieux l’Africain en tant que producteur et
consommateur
Fermons
les yeux et imaginons le département de Soubré, dans le centre-ouest de la
Côte d’Ivoire. Des dizaines de milliers de tonnes de cacao sortent d’ici
chaque année. Des dizaines de milliers de travailleurs burkinabés y vivent,
des dizaines de «cacaonaaba»
(rois du cacao) y prospèrent. L’argent coule à flots, forcément. Jusqu’au
début de cette année 2007, il n’y avait pas de banque à Soubré. Difficile à
imaginer ? Certes, mais c’est la scandaleuse réalité.
En Côte
d’Ivoire, le cacao n’a jamais été l’affaire des paysans, qu’ils soient
métayers ou propriétaires terriens. Durant l’époque coloniale, les terres
appartenaient d’abord aux grands exploitants venus de la métropole, qui
avaient recours au travail forcé. C’est autour de ce travail forcé que la
contestation de l’ordre colonial s’est d’ailleurs structurée. Le Syndicat
agricole africain de Félix Houphouët-Boigny (qui deviendra par la suite
premier président de la Côte d’Ivoire indépendante) a été créé pour réclamer
l’égalité entre agriculteurs africains et européens.
Malheureusement, après l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny, réconcilié
avec une France officielle qui a fait de lui son meilleur agent d’influence
sur le continent, a centralisé la quasi-totalité des revenus tirés de la
culture du cacao. La Caisse de stabilisation -la fameuse Caistab-, alimentée
grâce à la sueur du paysan, a financé la construction d’Abidjan, l’entretien
du train de vie de la bourgeoisie extravertie du «parti-Etat», les batailles
pour le pouvoir des partis politiques français (à travers les réseaux
françafricains). A quoi servait-il pour les banquiers de la Société
générale, de la Banque nationale de Paris, du Crédit lyonnais (installés sur
! place de longue date) d’aller courtiser les braves paysans puisqu’ils ne
touchaient au final qu’une faible partie du fruit de leur travail ? Mieux
valait se concentrer sur Abidjan, où se trouvaient les représentants des
multinationales, les coopérants et la bourgeoisie locale. Tout juste se
souvient-on qu’une banque étatique pour le développement de l’agriculture
(BNDA) a été créée et pillée par l’establishment du parti unique.
Aujourd’hui, le secteur du cacao est libéralisé en Côte d’Ivoire. Dans les
zones sous contrôle gouvernemental, l’Etat prélève toujours une forte partie
du revenu paysan (le reste étant capté par des associations de planteurs non
représentatives), mais les ponctions ont tout de même diminué en pourcentage
par rapport au temps du «miracle ivoirien». Seule une nouvelle banque locale
privée, la Banque pour le financement de l’agriculture (BFA, bien nommée) a
eu le réflexe de s’installer dans le département de Soubré. Les paysans
affluent pour déposer leur épargne dans un premier temps. Bientôt, ils se
constitueront en coopératives ou en entreprises et solliciteront des prêts!
pour améliorer leur outil de production. Ils souscriront à des polices
d’assurance-vie, à des plans épargne logement, et à tous ces produits
bancaires qui leur étaient refusés, malgré des revenus tout de même
acceptables pour certains d’entre eux, qu’on a refusé de considérer comme
des agents économiques pendant plusieurs décennies. Au nom de ce qu’on
pourrait appeler une «économie censitaire», dans laquelle on considère que
seule une minorité est apte à consommer, dès le moment où elle a détourné la
richesse produite par le plus grand nombre.
Dans un
univers où règne «l’économie censitaire», le marché est réduit et les marges
sont élevées. Jusqu’à une date récente en Afrique francophone, il fallait
avoir un salaire de près de 500 euros pour espérer avoir un compte dans les
banques «classiques». Certains professionnels locaux du monde de la finance
ont eu l’intelligence de parier sur les capacités d’épargne des «pauvres» et
ont réussi à créer de vrais empires jouant aujourd’hui dans la cour des
grands -l’exemple du Camerounais Paul Fokam, patron de Afriland First Bank
(une banque internationale qui a commencé par des coopératives de crédit
«villageoises») est à cet égard assez éclairant. Aujourd’hui, au Cameroun,
des établissements locaux de transfert d’argent (qui vont plus loin dans le
maillage de leur réseau que Western Union) créent des produits financiers
adaptés à une population qui, majoritairement, est méprisée par les banques.
En Côte d’Ivoire, la société nationale des transports urbains (SOTRA), qui
s’est détachée de Renault Véhicules Industriels (RVI), a innové en lançant
un emprunt obligataire : dans un contexte de crise, elle a choisi le moyen
de l’épargne populaire (plutôt que les banques internationales ou le FMI)
pour recueillir les fonds nécessaires à ses nouveaux investissements.
Le
regard porté sur l’Africain de base est peut-être la clé de l’expansion
économique chinoise. En offrant des produits à des prix abordables pour le
grand public, les Chinois élargissent d’emblée un marché artificiellement
resserré. Leurs motos (souvent montées sur place), leurs tee-shirts, leurs
médicaments sont peut-être de faible qualité, mais c’est mieux que rien…
On peut évoquer les facteurs de production avantageux pour une puissance
mondiale qui est à la fois un pays en développement… Mais comment
expliquer que les produits fournis par les multinationales françaises, comme
la télévision par satellite, l’ADSL, l’eau et l’électricité, sont
systématiqu! ement plus chers (jusqu’à une date récente plus de cinquante
fois plus cher dans le cas de l’Internet) en Afrique qu’en France ?
Ressources humaines : croire aux capacités de l’élite africaine
En Côte
d’Ivoire, un phénomène assez intéressant est en train de se produire dans le
monde de la finance. Des jeunes cadres formés dans les meilleures
universités européennes et américaines quittent leurs postes confortables
dans les filiales de la Société générale, de la BNP, etc. et s’en vont
travailler pour de petits établissements financiers créés par des Africains
ou pour des banques anglo-saxonnes. Pourquoi ? Ils sont à la recherche de
plus de considération au niveau salarial et en termes d’empowerment.
Dans de
nombreuses multinationales françaises en Afrique, un vieux système
anachronique persiste : la double grille de salaires. Les «expatriés» ont
des salaires quatre, cinq ou dix fois plus importants que les «locaux» pour
le même type de travail et les mêmes compétences. Ainsi, un jeune Ivoirien
diplômé de HEC ou de l’X peut avoir, dès le moment où il rentre travailler
dans son pays, un salaire et un poste dérisoires par rapport à un Français
qui a fait une formation moins bonne et qui a une marge de progression
objective plus faible. Conséquence : il se révolte et «déserte», va chercher
le bonheur ailleurs, en France (où les discriminations, réelles, ne sont pas
codifié! ;es de cette manière), ou sur place, dans des firmes locales,
sud-africaines, américaines, etc.
L’évocation de la colonisation et des réflexes à long terme qu’elle a créés
agace pourtant en France, où l’on pense que les descendants de colonisés se
livrent à une sorte de «chantage mémoriel». Pourtant, on ne peut se
débarrasser du «vieux regard» qui, aujourd’hui encore, crée de mauvais
réflexes, si on ne décide pas de le déconstruire pour reconstruire une
vision nouvelle, plus adaptée à une mondialisation qui bouleverse tous les
anciens référents.
Pour
libérer l’Afrique, il faut libérer l’Africain en tant qu’individu, augmenter
ses marges de liberté, de créativité, de contact avec le monde qui
l’entoure… sans intermédiaires ! Pour gagner de l’argent en Afrique, il
faut combler les besoins du consommateur africain et faire confiance au
producteur africain.
Africains ou non, ceux qui ne prendront pas acte de cette donne nouvelle
verront leur influence s’éroder à un rythme qui les surprendra.