Afin de devenir et de rester
rentables, les entreprises s’efforcent en général d’empêcher leurs
concurrents de se positionner sur leurs créneaux porteurs respectifs.
Élaborer une image de marque sur la base d’une marque forte est la façon
privilégiée d’atteindre cet objectif.
Toutefois, il peut être difficile, sur le plan pratique, de choisir ou de
créer la marque qui permettra de différencier les produits ou les services
d’une entreprise de ceux des concurrents. En raison peut-être d’une mauvaise
connaissance du système des marques ou de facteurs ou événements impossibles
à anticiper pour de bonnes raisons. Il n’est pas rare pour une entreprise de
se trouver confrontée à une marque identique ou similaire au point de prêter
à confusion et avec laquelle elle doit composer. Une des façons de résoudre
ce différend est de conclure un accord de coexistence de marques. Mais il
n’est jamais facile de parvenir à un accord satisfaisant. Étant donné la
difficulté de la tâche, le présent article est consacré à la prévention dans
la mesure où celle-ci est possible.
L’affaire Apple c. Apple :
Une décision rendue récemment par le Tribunal de première instance
d’Angleterre dans une affaire opposant deux entreprises célèbres, Apple
Computers et Apple Corps, a permis de mettre en évidence la façon dont deux
entreprises possédant une marque identique ou similaire se sont efforcées de
régler leurs différends au moyen d’un accord de coexistence de marques. Ces
deux entreprises ont fait enregistrer une marque contenant le terme “apple”
(“pomme”), chacune avec une description légèrement différente de ladite
pomme en vue de la commercialisation de deux produits différents : d’une
part, les ordinateurs Apple pour la fabrication d’ordinateurs et la
conception de logiciels et, d’autre part, l’exploitation des droits que
détient Apple Corps sur les oeuvres musicales des Beatles principalement,
exploitation qui constitue sa principale activité. Les deux entreprises ont
conclu un accord de coexistence de marques dont les dispositions pertinentes
prévoient qu’Apple Computer a le droit exclusif d’utiliser ses propres
marques sur des produits électroniques, des logiciels d’ordinateur, des
services de traitement des données et de transmission de données, ou sur des
produits ou services en rapport avec lesdits produits et ces services. Apple
Corps a le droit exclusif d’utiliser ses propres marques sur tous travaux de
création actuels ou futurs ou en rapport avec de tels travaux, à condition
que le contenu desdits travaux soit pour l’essentiel de la musique ou des
prestations musicales indépendamment des moyens permettant d’enregistrer ou
de communiquer ces oeuvres, tangibles ou intangibles.
Toutefois, lorsque Apple Computers a lancé son logiciel iTunes et son
magasin de musique iTunes –boutique électronique depuis laquelle de la
musique peut être téléchargée à l’aide du logiciel iTunes et d’iPod,
instrument portable permettant de stocker et de jouer de la musique–, la
question s’est posée de savoir si Apple Computers avait empiété sur le
domaine exclusivement réservé à Apple Corps et donc violé l’accord de
coexistence des marques. C’est ainsi que, malgré tous leurs efforts pour
coexister pacifiquement, les parties ont fini par saisir la justice.
Le tribunal a examiné l’affaire selon la logique du consommateur et a
soutenu qu’il n’y avait eu aucune violation de l’accord, le logo d’Apple
Computers ayant été utilisé en rapport avec le logiciel et non avec la
musique fournie par le service. Il n’y a donc eu, en substance, aucune
tromperie, ni confusion dans l’esprit du consommateur quant à l’origine du
produit, pas plus qu’il n’y a eu risque de confusion ou de tromperie, ces
actes constituant des éléments déterminants du système des marques. Personne
ayant téléchargé de la musique à l’aide du logiciel iTunes n’a imaginé un
instant empiéter sur le domaine d’Apple Corps.
Apple Computer a peut-être gagné l’affaire (Apple Corp a l’intention de
faire appel) mais, étant donné que cette entreprise a été créée en 1976,
soit dix ans après que Apple Corp a fait enregistrer sa marque, elle aurait
pu éviter de perdre beaucoup de temps et d’argent et s’épargner de
nombreuses difficultés si elle avait simplement opté pour une autre marque
ne pouvant pas engendrer un tel problème. Finalement, prévenir vaut mieux
que guérir.
Comment procéder?
La première leçon à tirer de cette affaire est que, lorsqu’elle choisit une
marque, une PME doit s’assurer que cette marque n’est pas déjà enregistrée,
ni utilisée par une autre entreprise pour commercialiser le même produit ou
un produit similaire; elle doit aussi veiller à ne pas purement et
simplement décrire le produit qu’elle essaie de vendre au moyen de son
substantif (“détergent” pour un détergent), à ne pas décrire ce que le
produit fait (“nettoyer” pour un détergent) et à ne pas utiliser de termes
offensants, immoraux ou trompeurs. Autrement dit, il faut “toiletter” la
marque dont l’enregistrement est demandé ou qui est destinée à être utilisée
en tant que marque. À ces fins, il convient d’entreprendre ce que l’on
appelle une “recherche d’antériorités dans le domaine des marques”. Et il
serait prudent de faire porter cette recherche sur plus d’une marque, ce qui
permettrait d’augmenter les chances de détection d’au moins l’une d’entre
elles encore en vigueur. Cette recherche doit être faite bien avant la mise
sur le marché du produit correspondant.
S’il est vrai qu’une PME peut effectuer elle-même cette recherche, elle a
néanmoins tout intérêt à recourir aux services d’une entreprise spécialisée
dans ce domaine, qui a l’expérience nécessaire pour effectuer une recherche
exhaustive non seulement dans le registre des marques mais aussi dans le
registre des noms d’entreprise, dans des bases de données dont des
répertoires téléphoniques, dans des bases répertoriant les marques utilisées
sur le marché mais non enregistrées ainsi que dans des bases de noms de
domaine et d’indications géographiques1. Une telle recherche peut aussi être
effectuée au niveau international, du moins pour les marques enregistrées,
afin d’obtenir une vue d’ensemble plus complète dès lors qu’il s’agit de
savoir si la marque proposée peut être utilisée sur les marchés
d’exportation ou aux fins du commerce électronique. Ceci est
particulièrement important lorsque la PME commence à occuper une certaine
place au niveau international ou du moins a l’ambition de se développer à
l’échelle internationale dans un avenir proche.
Cette recherche d’antériorités permet d’obtenir des informations
essentielles sur d’autres marques susceptibles d’être en conflit qui sont
soit enregistrées, soit utilisées sur le marché pour les mêmes produits ou
pour des produits similaires, et aidera la PME à décider si elle maintient
sa demande d’enregistrement ou si elle y renonce. Au cas où elle déciderait
d’aller de l’avant et d’essayer d’obtenir un enregistrement, alors même
qu’elle sait qu’il existe des marques identiques ou similaires, elle risque
de se heurter à une procédure d’opposition.
Lorsque les problèmes ne peuvent pas être prévenus
Si la recherche d’antériorités permet de conclure que la demande
d’enregistrement de la marque a un avenir, la PME peut demander son
enregistrement et, toutes choses étant égales par ailleurs, obtenir
celui-ci.
Toutefois, il se peut que, malgré tous les efforts déployés pour “toiletter”
la marque proposée, celle-ci, une fois sur le marché, soit confrontée à des
marques identiques ou similaires. Celles-ci peuvent concerner des produits
et des services similaires qui sont passés à travers les mailles du filet –
trop larges – ou des produits et des services non similaires qui peuvent
avoir une incidence sur la viabilité de la marque proposée ou d’une marque
notoire2.
De même, il n’est pas inhabituel que deux entreprises utilisent toutes les
deux, sans s’en rendre compte, la même marque ou une marque similaire sur le
marché, pour les mêmes produits ou pour des produits similaires, parce que
leurs zones d’activité ne se chevauchent pas, et qu’elles ignorent donc
réellement l’existence de l’autre marque. Si l’une de ces entreprises ou les
deux cherchent à obtenir l’enregistrement de ladite marque, le bureau des
marques peut, s’il constate que ces marques ont en réalité fait l’objet d’un
“usage simultané honnête”3, accorder aux deux parties un enregistrement tout
en délimitant la zone géographique d’utilisation de chaque marque.
Pour mettre un terme à toutes ces situations potentiellement litigieuses,
l’action en justice (ou la procédure d’opposition, selon le cas), coûteuse
et longue, peut ne pas être la seule solution. Les parties peuvent convenir
de cohabiter en concluant ce que l’on appelle un accord de coexistence de
marques. Ce type d’accord vise principalement à atteindre une coexistence
pacifique en énumérant les conditions d’existence ensemble sur le marché.
Cette coexistence peut servir de fondement à une répartition des territoires
sur lesquels chaque propriétaire peut opérer ou à une délimitation des
domaines d’utilisation respectifs.
Mais tout ceci est plus facile à dire qu’à faire, comme le montre l’affaire
Apple c. Apple susmentionnée. Il est souvent difficile de prévoir
l’évolution des activités de chaque propriétaire de marque, et tout
développement ultérieur peut entourer les frontières de flou, ce qui
engendrera inévitablement un conflit. Et un accord bien conçu, tenant compte
de ces problèmes éventuels, peut être annulé par un tribunal s’il est prouvé
qu’il est contraire à la politique des pouvoirs publics4.
Le rôle essentiel des mesures préventives
Si Apple Computers et Apple Corps ont les reins suffisamment solides pour
pouvoir absorber le coût de telles actions en justice, la plupart des PME
n’ont pas cette chance. Pour elles, une procédure judiciaire de ce type peut
ruiner un avenir prometteur. Il est donc particulièrement important qu’elles
prennent toutes les mesures possibles pour éviter pareille situation. Elles
peuvent notamment opter pour l’une des possibilités suivantes :
1. le choix d’une marque est un acte important qui doit être accompagné
d’une certaine prudence et d’une certaine clairvoyance. Effectuer une
recherche aussi complète que possible, de préférence avoir l’aide d’un
spécialiste des marques, peut très largement contribuer à éviter tous
problèmes durant la durée de vie de la marque choisie;
2. si, malgré tous ces efforts, un conflit survient à propos de la même
marque ou d’une marque similaire sur le marché, une PME peut être davantage
tentée par un accord de coexistence que par une confrontation juridique.
Cela ne signifie pas toutefois que, face à une procédure judiciaire, il vaut
mieux capituler et accepter de coexister. La procédure judiciaire peut, dans
certains cas, être la seule solution valable. Mais il y a d’autres
possibilités telles que la fusion des entreprises, l’achat ou la vente de la
marque ou la concession d’une licence d’exploitation de la marque. C’est aux
propriétaires de marques qu’il incombe de déterminer quelle est la réponse
la plus appropriée, compte tenu de leur situation;
3. si conclure un accord de coexistence représente la meilleure solution
pour une PME, il n’en reste pas moins que ce n’est pas le présent qui pose
problème puisque les deux entreprises concurrentes sur le marché peuvent
relativement facilement délimiter leurs zones d’activités respectives et
convenir de respecter ces paramètres. La véritable difficulté consiste à
anticiper l’avenir. Où chaque entreprise souhaite-t-elle être présente plus
tard? Est-ce que leurs plans de développement respectifs respecteront le
territoire de l’autre? Essayer de prévoir l’utilisation future d’une marque
et concrétiser cette vision d’avenir par un accord n’est pas chose facile
mais il convient néanmoins de ne pas perdre de vue cet aspect lors de la
mise au point d’un accord de coexistence.
* administratrice principale chargée de
programme à la Division des PME de l’OMPI
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