La grande revanche des pays du Sud

Par : Tallel
La grande revanche des pays du Sud

Par Eric Le Boucher

Hier, les pays en développement étaient responsables du déclenchement de
beaucoup des crises financières : Mexique (1982 et 1994), Asie (1997),
Russie (1998), Argentine (2002). Et même quand ils n’en étaient pas la
cause, ils en subissaient plus fortement les conséquences que les pays
développés : crise des caisses d’épargne aux Etats-Unis (1989), éclatement
de la bulle Internet (2001). Tel n’est plus le cas aujourd’hui, avec la
crise des “subprimes” et de l’immobilier américain.

Annonçant un complet renversement du rapport des forces mondiales, les pays
émergents, ceux d’Asie en particulier, montrent une grande résistance
économique et financière aux turbulences. Le Sud devient non seulement le
moteur de l’expansion mondiale, mais il dépend moins du Nord, de ses
capitaux et, dans une mesure relative, de ses débouchés. Le XXIe siècle leur
offre une grande revanche du XIXe et du XXe, au cours desquels le maître mot
avait été l’exploitation du Sud par le Nord.

Du fait de l’interconnexion des marchés, toutes les places boursières ont
été affectées par la perte de confiance de cet été. Mais, à y regarder de
plus près, on observe que les Bourses émergentes ont moins reculé que Wall
Street et que les places européennes, explique Luca Silipo, économiste chez
Natixis. Au 16 août, jour du grand plongeon, elles ont baissé fortement,
mais, depuis, elles refont surface plus vite, à l’exception des Bourses
d’Amérique latine, aspirées par effet de proximité. C’est inattendu, car le
sentiment prévalait, avant l’été, que les Bourses émergentes avaient trop
monté (celle de Shanghai de 100%, celle du Brésil de 17%, celle de Côte
d’Ivoire de 37%…) et qu’elles risquaient beaucoup de chuter.

Les taux d’intérêt donnent la deuxième manifestation de résistance. Hier,
ils bondissaient par fuite des pays risqués. Cette fois, ils restent assez
peu différents des taux des pays riches. Les balances de capitaux, enfin,
montrent aussi que les investisseurs ne se sont pas détournés de l’Asie du
Sud-Est ou de l’Europe de l’Est émergente. Même l’Afrique, du moins la
partie qui réussit, attire les capitaux au point que le Financial Times (29
août) se demande si les “sub-Sahara prime” ne formeraient pas la future
bulle ! Javier Santiso, de l’agence Telos, parle d’une “ruée”
d’investisseurs “en quête d’actifs plus risqués mais à fort potentiel” sur
le continent noir, si riche de matières premières dont les prix flambent.

Le Sud se “découple” du Nord, comme disent les économistes. C’est lui qui
joue un rôle de stabilisateur dans l’économie mondiale. Comment cette
inversion a-t-elle été rendue possible ?

La première raison est la force de leur croissance. L’économie mondiale va
diminuer un peu, à 5,25% cette année et l’an prochain (contre 5,5% en 2006),
mais les pays du Sud survolent le lot. La Chine bien sûr, au rythme de
11,5%, l’Inde à 9%, les pays du Golfe, l’Afrique émergente, même le Brésil,
longtemps traînard, atteint 5,5%. Cette expansion dépend moins des marchés
du Nord. La meilleure illustration en est la Chine : tandis que la
croissance américaine a été divisée par deux en un an, pour redescendre à
1,8% au deuxième trimestre, la croissance chinoise a dans le même temps
accéléré de 9,9, à près de 12%. L’export compte pour près de 40% dans la
vivacité chinoise, mais le poids des Etats-Unis a reculé au fur et à mesure
que grossissaient les débouchés asiatiques. Ces derniers comptent maintenant
pour 35%, soit plus que ceux des Etats-Unis et de l’Europe réunis (34%). Le
Sud se vend à lui-même, et pas seulement de Pékin à Singapour, mais jusqu’à
Kinshasa, Le Cap et Rio. Inde et Russie importent plus de Chine que des
Etats-Unis. Le Nord n’est plus le seul centre des échanges.

En outre, pour rester sur la Chine, désormais la grande locomotive mondiale,
le ralentissement américain est bienvenu pour calmer les tensions
inflationnistes. L’économie devrait revenir à son rythme soutenable (appelé
potentiel) de quelque chose comme 9 % l’an. En cas d’amollissement, le
gouvernement de Pékin relèvera le frein sur la demande intérieure, qu’il
tient actuellement serré pour contenir l’inflation.

L’autre raison de la solidité des économies du Sud est la politique
économique vertueuse de nombre d’entre eux. Echaudés par les crises
précédentes, ils ont compris qu’ils devaient ne plus dépendre des capitaux
du Nord et que, pour ce faire, il fallait avoir des budgets équilibrés et
des comptes commerciaux excédentaires. Les pays de l’Est européen,
l’Argentine ou l’Inde ne sont pas dans ce cas-là, mais ce sont des
exceptions. Pour les autres, les abondantes réserves de change permettent de
rassurer les investisseurs du Nord et, de toute façon, de combler le vide
s’ils partent. Le Sud a désormais des capitaux mieux attachés à soutenir son
économie : ce sont les siens.

Sans doute, le “découplage” du Sud n’est que relatif. Certaines zones
(Amérique latine et Europe de l’Est) sont encore fragiles. Si les
turbulences financières devaient durer et plonger le Nord dans une forte
récession, aucune économie du monde ne pourrait être immunisée. Mais “la
plupart des économies émergentes sont moins vulnérables grâce à des
fondamentaux économiques solides et des institutions monétaires crédibles”,
se félicitait, le 7 septembre, Rodrigo Rato, le patron (sur le départ) du
FMI. Le Sud est économiquement émancipé. C’est une rupture, une vraie.
Grande, historique et mondiale.
 

(Source :

http://www.lemonde.fr
)