Hakim Ben Hammouda, Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique : « Adapter le modèle d’intégration régionale aux besoins du développement africain »

Par : Autres
Hakim Ben Hammouda, Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique :
«Adapter le modèle d’intégration régionale aux besoins du développement
africain»

Propos recueillis par Chawki Chahed
et

Magatte Wade


hakbenhammouda.jpg
On peut faire de la bonne recherche en Afrique, estime l’économiste en chef
de la CEA

 


Dans une interview accordée au journal interne de la Banque africaine de
développement, la Banque qui bouge, juste avant le lancement de la
Conférence économique africaine, qui se tient du 15 au 17 novembre 2007 à
Addis-Abeba, Hakim Ben Hammouda estime que l’intégration régionale en
Afrique ne produit pas les résultats escomptés. Selon le directeur de
commerce et de l’intégration régionale de la Commission économique des
Nations Unies pour l’Afrique, le modèle d’intégration utilisé par les
communautés économiques régionales n’est pas efficace, car il se fonde
essentiellement sur des critères de convergence économique, sans être
porteur de croissance. Il fait également le point sur la recherche en
Afrique. Interview de celui qui est également l’économiste en chef de la
Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique.

 

Question : Après son lancement l’année dernière par la Bad, la Conférence
économique africaine est désormais organisée conjointement par la Bad et la
CEA. Comment décririez-vous les relations entre les deux institutions, dont
c’est le premier grand événement qu’elles organisent ensemble depuis l’arrêt
de la tenue simultanée de la conférence ministérielle de la CEA et des
assemblées annuelles du Groupe de la Bad ?

 

Réponse : Ecoutez, Louis Kasekende et moi, les économistes en chef de
nos institutions respectives, sommes les deux coprésidents de la conférence.
Nous avons travaillé ensemble depuis pratiquement la fin de la conférence de
l’année dernière de manière très étroite. Chaque institution a également mis
en place une équipe de coordination d’une dizaine de personnes, et nous
avons travaillé ensemble sur tous les points : nous avons lancé ensemble
l’appel à communication, nous avons travaillé ensemble sur la sélection des
papiers, nous avons engagé des dépenses des deux côtés… Tous les aspects
ont donc été gérés de manière conjointe. La collaboration a très bien
marché. Dès qu’il y a un problème, nous nous concertons Louis et moi, et
nous avons pu aplanir ainsi toutes les difficultés. Nous avons deux machines
de guerre qui travaillent ensemble depuis un an. Je suis très confiant sur
la réussite de l’événement. D’une manière générale, je pense très
sincèrement que depuis l’arrivée de Kaberuka et de Janneh, il y a une
volonté très ferme pour que les deux institutions travaillent ensemble.
L’organisation conjointe de la conférence économique africaine est la preuve
vivante que les deux institutions coopèrent sérieusement ensemble. Je suis
bien placé pour le savoir puisque je suis le point focal de cette
coopération au niveau de la CEA.

 

Question : Cette coopération dépasse-t-elle l’organisation de la
Conférence économique africaine ?

 

Réponse : Mais bien sûr ! Les exemples de la coopération sont
nombreux. Premièrement, la Conférence économique africaine est désormais
organisée par les deux institutions. Nous continuons à organiser ensemble le
symposium de haut niveau ou conférence ministérielle qui se tient en marge
des assemblées annuelles de la Bad. Les Perspectives économiques en Afrique
sont réalisées par les deux institutions à partir de l’édition 2008. La
conférence pour le financement du développement est désormais organisée par
un secrétariat commun des deux institutions. L’initiative de « l’aide pour
le commerce », qui a réuni 500 experts à Dar-es-Salam, était également
organisée par la Bad et la CEA. Depuis deux ans, il y a donc véritablement
un renforcement des liens de coopération entre les deux institutions à tous
les niveaux : au niveau de la réflexion, de la mise en œuvre des programmes,
sans compter la présence de la Bad et de la CEA au plus haut niveau dans
toutes les grandes rencontres africaines.

 

Question : Les deux institutions arrivent-elles ainsi à porter la voix de
l’Afrique ? Et à se faire entendre ?

 

Réponse : Absolument. Prenez par exemple la question de l’aide pour
le commerce : il y a une voix africaine. M. Kaberuka et M. Janneh vont aller
à la revue globale prévue par l’OMC sur cette initiative de l’aide pour le
commerce, qui aura lieu les 20 et 21 novembre à Genève, pour y exprimer
véritablement la voix de l’Afrique. Et là se greffe la coopération avec
l’Union africaine. Les trois institutions ont la volonté de ranimer le
secrétariat conjoint entre les trois institutions. Les trois institutions
ont tenu il y un an une rencontre au sommet pour associer la Commission de
l’Union africaine à nos activités. La Bad et la CEA sont ainsi présentes à
tous les sommets, nous assistons à toutes les grandes réunions, même celles
frappées du huis clos, et nous contribuons réellement à la discussion. Je
peux vous assurer, pour suivre les sommets de l’Union africaine depuis huit
ans, que cela est récent. Il y a aujourd’hui une forte coordination entre
les trois institutions. Sur les questions politiques c’est bien sûr l’Union
africaine qui prend le leadership, mais sur les questions techniques, la Bad
et la CEA ont un rôle dynamique. Prenons l’exemple de la rationalisation des
communautés économiques régionales : l’Union africaine a demandé à la Bad et
à la CEA d’assurer l’expertise technique sur cette question, et lors du
sommet de Banjoul l’an dernier, nous avons suggéré aux chefs d’Etat de ne
plus reconnaître aucune nouvelle communauté économique régionale. Comme vous
le savez, il y a actuellement huit communautés économiques régionales
reconnues comme piliers de l’Union africaine : c’est beaucoup. Nous avons
donc fortement suggéré aux chefs d’Etat de ne plus reconnaître aucune
nouvelle communauté économique régionale : cette position, exprimée par MM.
Janneh et Kaberuka, a été adoptée par les chefs d’Etat.

 

Question : La conférence économique africaine constitue un autre forum
pour faire porter la voix de l’Afrique dans le domaine de la recherche. La
manifestation commence-t-elle à connaître le succès ?

 

Réponse : Et comment ! La sélection des communications a été très
difficile : nous avons reçu plus de 600 propositions de communication. C’est
dire l’intérêt que suscite cet événement. Cette conférence représente un
important rouage dans le processus de diffusion du savoir en Afrique. Il est
important de faire savoir que les deux institutions multinationales phares
de l’économie en Afrique – la Bad et la CEA – sont arrivées à un tel niveau
qu’elles sont devenues les principales détentrices et productrices du savoir
sur l’Afrique. Il est inadmissible aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle,
que le savoir, la connaissance sur l’Afrique ne soient pas produits en
Afrique par les institutions africaines les plus importantes. Toute
l’activité de la recherche s’articule autour de ce message central. Lorsque
la Bad publie son Rapport sur le développement en Afrique, lorsque la CEA
publie son rapport économique, lorsque nous organisons ensemble la
conférence des économistes africains, lorsque nous produisons ensemble les
Perspectives économiques en Afrique, tout cela traduit une prise en charge
de la production du savoir sur l’Afrique par les deux institutions les plus
importantes. Il y a également d’autres institutions qui produisent du savoir
sur l’Afrique comme les universités, les institutions multilatérales, les
institutions bilatérales, mais nous avons tenus à ce qu’il y ait une voix
africaine sur les problèmes de l’Afrique : il ne faut pas que le savoir sur
nous-mêmes soit produit par d’autres ; c’est ce que nous sommes en train de
faire ensemble. L’accueil très favorable qu’a rencontré la conférence auprès
des économistes montre que nous avons bien vu.

 

Question : En dehors de la CEA et de la Bad, la coopération dans le
domaine de la recherche marche-t-elle en Afrique ?

 

Réponse : Je pense que cela ne marche pas trop mal, mais que l’on
pourrait mieux faire. Elle marche dans ce sens où nous avons par exemple
réussi avec la Bad, la CEA et le Consortium pour la recherche économique en
Afrique de Nairobi, à établir véritablement un réseau d’institutions de
recherche qui sont en train de réfléchir ensemble. Nous espérons en fait que
cette conférence soit vraiment un lieu de mise en réseau des institutions de
recherche. L’idée ce n’est pas seulement d’organiser une conférence, mais de
créer des prolongements après la conférence : des thèmes communs de
recherche, mettre des réseaux de recherche qui travaillent ensemble… Mais
tout cela demande des moyens, un volet sur lequel on est d’ailleurs en train
de travailler. Je pense donc que la coopération marche – les institutions de
recherche, les chercheurs sont venus en nombre à notre conférence – mais je
pense qu’on peut mieux faire, qu’on peut développer davantage les liens,
réfléchir plus volontairement sur des thèmes communs de recherche sur
lesquels on mettrait les différentes institutions, mais cela est une étape
ultérieure. L’idée, c’et de créer un réseau de recherche dynamique, et puis,
peut-être une association des économistes africains. La conférence
économique est marquée – vous avez pu le constater lors de la première
édition à Tunis – par une très bonne ambiance, par beaucoup de choses qui
vont dans le bon sens. Ce qu’il faut, c’est plus de moyens, ce que
malheureusement ni la Bad ni la CEA n’ont. Il y a des contributions
généreuses des bailleurs de fonds, qui donnent des moyens à la recherche…

 

Question : Justement, on a l’impression que les bailleurs sont beaucoup
plus enclins à financer des projets de développement, dont les résultats
sont palpables, plutôt que dans la recherche…

 

Réponse : C’est en train de changer. Nous avons reçu pas mal d’appui
de la part des bailleurs pour organiser la conférence économique africaine,
pour réaliser nos rapports économiques… Je pense qu’il y a donc là un
changement d’attitude des bailleurs par rapport à la recherche dans la
mesure où ils appuient de plus en plus la recherche, mais c’est vrai qu’ils
pourraient faire plus… Cela n’exonère toutefois pas les autres acteurs. Pour
financer une bonne recherche, il faut d’abord que les pouvoirs publics
mettent les moyens ; notre recherche ne peut pas être financée par l’aide,
il faut que les pouvoirs publics mettent plus de moyens, que le secteur
privé également mette un peu plus de moyens dans la recherche : les
groupements d’entreprises privées, les fondations… Les bailleurs de fonds et
les banques doivent bien sûr augmenter leur contribution à la recherche,
mais je pense que c’est un domaine qui relève de la compétence des pouvoirs
publics comme il devrait intéresser les capitaux privés. Une grande partie
de la recherche aujourd’hui en Amérique du Nord est financée par des fonds
publics et des fonds privés, et non pas par des ressources externes.
Pourquoi ne pas avoir de fondations privées ? Il y a tellement de gens
riches en Afrique qu’ils pourraient mettre un peu plus d’argent dans la
recherche. Je crois qu’il est important que nous assumions nos propres
responsabilités vis-à-vis de la recherche en tant qu’Africains, pouvoirs
publics mais aussi individus et grandes entreprises, qui ont les moyens
d’investir dans la recherche. Une recherche qui peut d’ailleurs les aider
par ses résultats, qui sont directement orientés vers les politiques
économiques.

 

Question : Le frémissement d’intérêt dont vous faites état pour la
recherche africaine a trouvé un écho important dans le prix Allan-Powell qui
vous a été récemment attribué, récompensant pour la première fois de son
histoire un chercheur du monde en développement. Est-ce réellement important
pour la recherche africaine ?

 

Réponse : C’est effectivement le prix le plus prestigieux dans le
domaine du commerce international. C’est un honneur pou moi que d’être le
seul chercheur non occidental à s’être vu décerner ce prix, chasse gardée
des Européens et des Américains, ce qui reflète d’ailleurs l’état de la
recherche d’aujourd’hui. Vous savez, il est extrêmement difficile pour les
chercheurs du monde en développement d’accéder à ces prix en raison des
conditions difficiles dans lesquelles ils évoluent : ils ne peuvent pas
entrer en compétition avec des chercheurs qui disposent d’énormes moyens. Le
prix Allan-Powell qui m’a été décerné a d’autant plus de valeur que les
chercheurs qui travaillent en Afrique ne bénéficient pas des conditions de
travail semblables à celles des grandes universités, dont les moyens sont
sans commune mesure avec les institutions de recherche africaines, y compris
la CEA. Vous comprendrez donc aisément que ce prix, qui récompense toute une
carrière, dépasse ma personne et qu’il constitue une reconnaissance qu’on
peut faire de la bonne recherche en Afrique, de la recherche qui peut être
compétitive au niveau international et remporter des prix. Mais la
contrepartie, c’est qu’il faut remplacer le manque de moyens par beaucoup de
volonté et beaucoup de militantisme. Si des chercheurs acceptent de rester
en Afrique, c’est qu’ils sont persuadés de pouvoir se mesurer avec les
collègues avec lesquels ils avaient fréquenté les mêmes universités. La
différence, c’est que les chercheurs occidentaux ont accès à toutes les
revues, disposent des meilleurs laboratoires, etc. Malgré cela, les
chercheurs africains arrivent à publier des articles dans les plus grandes
publications économiques. Pour ne citer que le complexe du commerce, de la
finance et du développement économique dont j’ai la charge à la CEA, nous
avons publié, de 2006 à septembre 2007, 12 articles dans des revues
internationales à comité de lecture ; quatre autres articles ont été
acceptés sous réserve de modifications mineures que nous sommes en train de
finaliser ; huit autres articles sont en cours de lecture par les comités de
lecture de ces grandes revues internationales ; enfin, nous comptons envoyer
deux autres études importantes ce mois-ci. Là, c’est vraiment du
militantisme, car les moyens dont nous disposons ne permettent pas de
comprendre une telle richesse de production. C’est de l’engagement de
chercheurs qui veulent montrer que les Africains ne sont pas plus bêtes que
les autres. D’ailleurs tous mes collègues, tous mes pairs se sont approprié
mon prix, qu’ils ont réellement considéré comme une récompense de leurs
efforts.

 

Question : Dans l’un des papiers que vous présentez à la Conférence
économique africaine, vous battez en brèche l’idée selon laquelle
l’intégration régionale aboutit à une convergence des revenus. Pourquoi ce
qui avait si bien marché avec des pays comme l’Espagne ou le Portugal, dont
les revenus ont été tirés par le haut après leur adhésion à la Communauté
économique européenne, ne se réalise-t-il pas en Afrique ?

 

Réponse : Je crois qu’il n’y aura jamais de convergence en Afrique
tant que les modèles adoptés ne répondront pas aux besoins africains. Nos
modèles ne répondent actuellement pas aux besoins africains. Si vous
regardez dans pratiquement toutes les zones de convergence macro-économique
en Afrique, nous avons pris les critères de convergence européens. Ce sont à
mon avis des critères restrictifs, qui ne permettront pas une reprise de la
croissance et qui ne favoriseront pas une convergence orientée vers la
croissance au lieu de la convergence vers la stabilisation à laquelle on
tend aujourd’hui dans toutes les communautés économiques régionales en
Afrique. L’Afrique a fait beaucoup de progrès en matière de stabilisation
macroéconomique, elle a besoin aujourd’hui de croissance.

 

Question : Vous êtes conscient d’aller là à rebrousse-poil ?

 

Réponse : Je pense qu’il faut vraiment dire que nous avons la chance
d’avoir l’écoute de nos communautés économiques régionales et l’écoute de
nos responsables politiques et économiques. Nous avons un devoir de vérité
vis-à-vis d’eux. Ils nous font confiance.

Je constate à cet égard une écoute très attentive de la part de nos
dirigeants depuis trois ou quatre ans. Je considère que le véritable enjeu
ou défi de l’Afrique, c’est la reprise de la croissance. Vous savez,
l’économie est compliquée, mais elle est parfois très simple : on peut dire
beaucoup de choses sur l’expérience de l’Asie ; pour moi, le développement
de l’Asie se résume à une idée très simple : trois décennies avec des taux
annuels de croissance de 10 %. C’est simple ! Après il y l’écologie, le
développement durable, etc. L’Afrique a besoin de trois décennies de
croissance à 10 % ! Et là, il faut investir massivement dans
l’infrastructure (c’est les routes qui vont créer la croissance !), dans
l’amélioration du climat des affaires pour augmenter l’investissement privé
; il faut également améliorer la gouvernance… Il y a des pays qui sont déjà
à 8 ou 9 % de croissance en Afrique : en améliorant la gouvernance dans ces
pays, on atteindra 12 ou 13 %. Avec trois décennies de croissance annuelle
moyenne de 10 %, on ne parlera plus jamais de pauvreté en Afrique.