J’ai rêvé que ….

Par : Autres
J’ai rêvé que ….

Mon rêve de “dans 20 ans”
pour mon pays m’est inspiré d’une scène de la vie quotidienne dans un
quartier de Tunis et à laquelle j’ai assisté il y a de cela deux mois.
C’était un lundi, il était 16 heures, une dame, d’un certain âge,
accompagnée vraisemblablement de ses deux filles adolescentes qui
marchaient sur le trottoir. Elles sont arrivées au niveau d’une boutique
“dépôt-vente” ou plus communément appelée “Roba veccia”, comme il y en a
beaucoup actuellement dans la ville, signe des temps ou effet de mode…
Le trottoir était cabossé suite à divers travaux d’entretien de réseaux
différents (eau, gaz, assainissements…), très mal faits, très mal finis.
Comme l’espace de la boutique ne suffisait apparemment pas à stocker et
exhiber les vêtements usagés destinés à la vente, le commerçant a choisi
l’envahissement du trottoir par des penderies à ciel ouvert pour écouler
sa marchandise. Et afin de “personnaliser” davantage l’espace de vente, le
même commerçant a fait construire perpendiculairement à la chaussée, le
long du trottoir, un rebord en béton de quelques centimètres de hauteur
pour délimiter « sa » zone de chalandise vis-à-vis notamment du café d’à
côté, celui-ci ayant transformé tout bonnement le trottoir en une terrasse
privative à même la chaussée. Un café exclusivement fréquenté par des
hommes, attablés dehors, et où la chicha
trône en reine.
Mais ce qui devait arriver arriva. En voulant changer d’itinéraire par
pudeur ou pour éviter les regards dévisageant, voire envisageant, des
hommes oisifs du café, une des deux filles a trébuché contre le petit
rebord, tombant lourdement par terre. La fille se souleva tant bien que
mal, toute rouge de honte, craignant le regard des “hommes” du café, sous
les cris de la mère qui lui reproche de ne pas faire assez attention là où
elle mettait ses pieds. La petite famille contourna la terrasse du café en
traversant la chaussée tout en accélérant le pas pour reprendre le même
trottoir de l’autre côté du café. J’étais à ce moment dans ma voiture, je
marquais le Stop quant tout cela arriva, ça s’est passé très vite, trop
vite à mon sens pour être classée “scène anodine”. Qui blâmer dans cette
affaire ?

 

1/Faut-il s’en prendre à la municipalité qui ne fait pas respecter
les lois quant à l’usage des espaces publics ou alors les offices, agences
et autres sociétés publics des réseaux et voieries avec leurs hordes de
sous-traitants, recrutés sur la règle du moins-disant, et qui font et
contrôlent mal leur boulot avec une administration municipale complice
fermant l’œil, souvent, sur les conditions de réception des chantiers ?
Les travaux d’aménagement du trottoir seraient mieux finis si, au niveau
de l’ensemble de la chaîne de décision, y compris la loi sur les clauses
générales et administratives d’octroi des marchés publics et l’impératif
de la gouvernance (gestion dans la transparence), l’ensemble des
intervenants seraient conscients de leurs devoirs et de leurs droits comme
le suppose le sens citoyen et professionnel.

 

2/Le problème provient-il d’une économie nationale qui a généré des
hommes et des femmes oisifs en grands nombres avec une industrie
manufacturière locale non compétitive (textile) vis-à-vis du marché de la
friperie alors que le secteur de l’habillement a reçu tous les appuis de
l’Etat et les protections commerciales depuis près de 40 ans ? L’économie
tunisienne a toujours souffert du manque de ressources naturelles rendant
l’effort macroéconomique de développement ardu et le combat des ménages
pour leur pouvoir d’achat difficile, et par de là, sa qualité de vie et
son environnement en pâtissent. Cette rareté des biens dont en ressent
l’impact, ne serait-ce qu’au niveau de l’inflation, a eu paradoxalement un
excellent effet tant sur notre économie qui s’est vu obliger de s’arrimer
avec l’Europe et de se mettre à niveau de son principal marché extérieur,
qu’au niveau des individus qui se doivent d’être plus compétitifs car
concurrencés directement par le monde entier (2.5 milliards d’Indiens et
de Chinois). Mais force et de constater qu’à ce niveau le tunisien ne fait
pas le plein, loin s’en faut. C’est la culture et la relation au travail
qui fait défaut, car malheureusement, le travail est en phase de ne plus
représenter une valeur suprême. En Tunisie, la productivité horaire est
relativement faible à en croire les statistiques récentes du Bureau
International du Travail (BIT). Nous pourrions créer davantage de
richesse, collectivement on peut améliorer le bien être social en
travaillant mieux et plus dans le temps de travail qui nous est imparti,
chacun individuellement. La marge de manœuvre à ce niveau est considérable
et l’effet d’une meilleure considération de la valeur travail est
immédiate, chacun à son niveau qu’on soit en haut de la pyramide ou un
travailleur de la base. La Valeur travail est à ce titre centrale.

 

3/Est-ce la société elle-même qui a fait qu’il est plutôt normal
que les hommes disposent de la rue et que les femmes doivent composer avec
un machisme, voire une misogynie généralisés dans le pays du Code des
Statuts Personnels ? C’est sans doute l’homme de Cro-magnon (l’homme des
cavernes) qui gît en nous tous, faisant apparaître l’esprit rétrograde,
brut, voire brutal dont fait preuve malheureusement une partie de notre
société. Un conservatisme de confort, une rente de situation d’homme qui
contrastent tellement avec la modernité affichée de notre Etat et ses
institutions. Tout le travail pédagogique effectué par des générations de
tunisiens imprégnés par l’esprit de la Réforme (modernité et identité)
doit être sans cesse renouvelé, sans relâche, car les vieux démons de la
facilité aboutissant fatalement à l’obscurantisme, voire le radicalisme
bête et méchant sont toujours aux aguets. La vigilance à ce niveau doit
être toujours de mise, car le combat contre la médiocrité, l’ignorance et
les idées simplistes est à inscrire au quotidien.

 

4/Mais aussi quid d’une culture familiale et scolaire bien ancrée
chez nous ou les jeunes sont mis sous pression et font office de
souffre-douleur des plus grands, ceux-là, stressés par une vie de plus en
plus difficile à confronter, ne laissent pas d’espaces aux jeunes
d’émettre leur avis, de critiquer … ?

 

Les membres de la petite famille de notre petite anecdote,
connaissent ils seulement leurs droits de disposer en tant qu’administrés
vis-à-vis de la municipalité d’un trottoir impeccable ? Combien de cols de
fémurs fracturés faut-il que la communauté prenne en charge pour nos chers
anciens trébuchant à cause de trottoirs éventrés ? Mais il est tout aussi
légitime de se poser la question sur le recouvrement des taxes
municipales. Cette petite famille a t elle payé ses taxes municipales au
titre de résidence dans le pourtour municipal de la localité où elle
habite ? C’est la relation citoyenne gagnant – gagnant qu’il faut
développer d’une part entre les administrés et les institutions
représentatives locales et nationales et d’autre part entre l’Ecole et ses
élèves.

 

Le dénominateur commun à
toutes ces carences réside en l’absence progressive d’une culture
citoyenne ainsi qu’une bonne dose de professionnalisme à tous les niveaux.
Cette vertu allie en même temps le travail, le sens de la qualité et la
gestion permanente du couple ambivalent : liberté / responsabilité. Ces
deux vertus, la citoyenneté et professionnalisme, érigées en valeurs
sociétales majeures, deviennent un moteur de la solidarité et un véritable
levier du progrès économique, elles contribueraient à l’immunité durable
du Projet Tunisie, conformément aux vœux des pères fondateurs de la
République et de son esprit.

 

Alors quand on me demande
mon avis sur comment je rêve la Tunisie dans 20 ans, c’est clair, je rêve
d’un pays :

 

1/ Culturellement solidement
attaché à l’esprit de la réforme à savoir moderne, ouvert et tolérant tout
en ayant une identité arabe, musulmane, méditerranéenne bien ancrée et
assimilée collectivement par tous (à travers notamment un système scolaire
revisité).

 

2/ Economiquement tourné
vers les technologies, les finances et industries à forte valeur ajoutée
où l’homme et les compétences deviennent le centre de l’effort
d’investissement (formation professionnelle, éducation de haut niveau,
échanges avec le monde), l’énergie nucléaire bien maîtrisée et l’écologie
hissée en droit fondamental voire constitutionnel (impératif de
développement durable).

 

3/ Politiquement, une
démocratie locale (au niveau communale notamment) renforcée mettant le
bien-être des citoyens au-dessus de toute considération, un rôle accrue de
la société civile avec toutes ses sensibilités, et un pouvoir fort par ses
institutions permettant de mener le pays à bon port contre les visées
réactionnaires notamment quand elles émanent ou s’inspirent de l’étranger.

 


Mais mon rêve absolu est que les causes
qu’elles soient sociales, économiques voire politiques, des avatars connus
par la petite famille de ce lundi après-midi n’aient plus lieu dans notre
Tunisie de 2025, celle de nos enfants, ceux-là n’auront pas à leur tour le
rêve de partir ailleurs !

Hassen Zargouni,
Economiste Statisticien – L’expression