A en croire les professionnels du secteur, il n’y aurait pas de marché de
l’art en Tunisie, en ce sens qu’on lui reproche certaines lacunes, dont
celle, la principale, de ne pas être organisé. Mais en réalité, c’est un
marché qui produit de l’argent : certains artistes, quoique rares, vivent de
leur peinture ; certains galeristes, les pros !, vivent plutôt bien. Mais
qui achète qui ? Et à combien ?
Dans ce dossier, qui n’est nullement exhaustif (à elle seule, l’Union des
artistes plasticiens compte plus de 500 membres ; impossible, non plus, de
toucher à toutes les galeries de Tunis et banlieues), nous nous sommes
limités à tâter le pouls d’un secteur dont on sent qu’il bat fort bien, mais
sans trop de bruit.
Ils sont tous unanimes, les professionnels du secteur, à vous dire que le
véritable client, le plus important surtout, du marché de l’art dans notre
pays est l’Etat, par le biais de la Commission d’achat. Sans l’Etat,
nombreuses galeries ne pourraient que ranger leurs cimaises à la maison, et
nombreux artistes, leurs toiles. L’on ne se gêne pas à dire que sans l’Etat,
il n’y a pas d’arts plastiques tout court. C’est en effet une aubaine que
seule la Tunisie offre à ses enfants artistes et dont ceux-ci sont
reconnaissants. Par exemple, l’an dernier, la Commission était censée
acheter pour une enveloppe de 1,4 milliard de millimes. Censée, car, quoique
destinée à l’achat d’œuvres picturales, l’enveloppe en question ne pouvait
être déboursée juste pour l’être ; la qualité – et certainement d’autres
critères– est de mise. Maintenant, que la Commission ait tout déboursé ou
non, cela relève de sa compétence. On comprend dès lors que lorsqu’elle
achète tel peintre, celui-ci lui sait gré ; mais l’autre qu’elle n’a pas
acheté ne peut que la dénigrer. D’ailleurs, l’on nous dit que devant le
nombre de plus en plus élevé des peintres exposant bon an mal an, la
Commission s’est trouvée encline, à son tour, à marchander, voire à
n’acheter que pour de petites sommes pour ‘‘faire plaisir au maximum de
peintres’’. Logique ou erreur ? Nous voilà, en tout cas, directement au cœur
du problème du marché de l’art en Tunisie (à Tunis, devrions-nous dire).
La situation se présente ainsi : il n’y a pas de musée de l’art, et, selon
beaucoup, il n’y a pas de vrais experts en la matière ; par conséquent, il
n’y a pas de cotation, même pas floue : chaque artiste peintre décide
lui-même (ou par le truchement du galeriste qui abrite son expo) ses propres
prix. Et c’est là toute la confusion. Parfois, c’est un jeune artiste en
herbe et à peine sorti de l’Ecole des Beaux Arts qui propose sa toile à… 600
dinars. Et dans le même temps, c’est un autre ayant 25 ans derrière lui qui
propose une toile pour seulement 500 dinars (pour les mêmes dimensions, on
va dire). Du coup, plus personne n’a les moyens d’apprécier la valeur réelle
de l’un ou de l’autre. L’on a beau dire que la valeur de l’artiste se fait
sur le long terme, des jeunes prétentieux s’amusent à afficher des prix
irréels. Et parfois ils arrivent à vendre à la barbe du marché car l’on a un
papa ou un oncle d’un certain calibre et qui fait donc jouer les
connaissances et les relations. Il n’est pas déloyal, mais le jeu est tout
simplement faussé. Mais rectifions vite le tir : généralement, les jeunes, à
de tels prix, ne vendent pas, ils rentrent avec leurs toiles sous les
aisselles. Autre regret signalé par l’un de nos interlocuteurs : l’entrée de
la femme dans les arts plastiques avec de la peinture sur soie et sur verre
a, semble-t-il, grignoté sur la caisse de la Commission : «C’est de l’art ou
de l’artisanat ?», s’insurge-t-on.
Or, il y a aujourd’hui des noms qui ne font plus l’ombre d’un doute sur leur
réputation et leur valeur ; on en citera ici quelques uns juste à titre
indicatif et sans ordre de valeur : Néjib Belkhouja, Halim Qarabibène,
Mohamed Ben Slama, Lamine Sassi, Nja Mehdaoui, Khaled Ben Slimane, Mourad
Zereî, Hamadi Ben Saâd… Ce sont ceux-ci –et bien d’autres, bien entendu– qui
font bouger le marché. Selon certains, le marché de l’art dans le Grand
Tunis est estimé à quelques… milliards de chiffres d’affaires par an. Sauf
que ce marché bouge souvent dans les maisons, pas sur les cimaises d’une
galerie. Un marché occulte, comme nous l’a dit un vieil artiste.
Il faut dire aussi que ceux qui font bouger le mieux le marché ce sont les
grands disparus de la peinture tunisienne. Aujourd’hui, il faudrait être un
quelqu’un pour acheter un Gorgi, un Moses Levy ou un Ammar Farhat (s’il s’en
trouve) qui reviennent autour de 30-40 mille dinars l’œuvre. Mais de toute
façon, il n’y a pas tous les jours un Aly Ben Salem ou un Ammar Farhat dans
les galeries. Autre peintre devenu, juste après sa mort, une grande figure
de la peinture tunisienne : le pauvre Habib Bouâbana qui, de son vivant,
avait mordu la dèche de toutes ses dents et qui, aujourd’hui, est sollicité
de partout et à n’importe quel prix. Bien sûr, c’est connu tout cela : on ne
devient grand qu’à titre posthume.
On l’aura donc compris : ce sont les collectionneurs qui sortent –très
occasionnellement– les œuvres des peintres disparus. Dans ce cas, on ne
parle plus d’œuvres tout court, mais de vraies fortunes. Imaginez quelqu’un
qui daigne sur un coup de tête céder quatre Ammar Farhat d’un seul coup : eh
bien, il peut empocher 160 mille dinars d’un seul coup. C’est comme ça : le
collectionneur est un investisseur qui sait spéculer et sait gagner sur le
long terme. Mais le fait de dire qu’il y a vente, c’est que marché il y a,
sans conteste. Oui, le marché de l’art en Tunisie est très juteux. Et ce ne
sont pas les artistes qui sont les moins gagnants. La Tunisie vient de
participer à la grande Foire de Dubaï. L’on nous rapporte que deux artistes,
qui y ont exposé et vendu, en sont revenus avec respectivement… 100 mille
dollars, et juste 10 mille dollars. D’ailleurs, les artistes tunisiens
crient sur tous les toits la nécessité pour eux de s’exporter pour mieux
vendre ; ce qui les empêche semble être la lourdeur administrative et les
tas de paperasses exigées à la frontière. Motif : ne pas sortir, paraît-il,
le patrimoine tunisien. Oui mais, disent-ils, qu’est-ce qui est patrimoine
et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Se peut-il que les tout jeunes –et à
supposer qu’ils puissent vendre à l’étranger– fassent vite partie du
patrimoine national ?…
Et malgré tout, la majorité écrasante des artistes peintres ne peuvent
aucunement vivre de leur art. Les galeristes, eux, sont deux ou trois à
pouvoir faire un chiffre d’affaires annuel de 100 à 150 mille dinars. En
revanche, la plupart des galeries vivotent, mais ne ferment pas boutique par
passion pour l’art. Sauf que la passion ne suffit pas ; selon nos
interlocuteurs, un galeriste non professionnel, qui n’a pas un carnet
clients bien fourni, qui ne sait pas conseiller ses clients, et qui ne fait
rien pour promouvoir son artiste, ne saurait évidemment tenir indéfiniment
le coup.