Presque aux confins des
Berges du Lac, un bâtiment s’ouvrant sur deux rues ne peut ne pas attirer
l’attention. Cela brille de l’extérieur et davantage de l’intérieur. Déjà
surélevé de près de deux mètres du sol, il est imposant de par la superficie
importante que couvre son rez-de-chaussée et la hauteur de ses murs sur
lesquels règne une couleur verte assez reposante pour les yeux. Il mérite
donc amplement son nom : le Palais de l’Artisan. Sur de nombreuses cimaises
et jusque sur toutes ses parois trônent avec éclat une variété incalculable
de produits artisanaux qui sont autant d’œuvres d’art. On pourrait le
considérer comme l’un de ces beaux points d’exposition-vente, quoique rares,
que compte le pays. Sauf que ce Palais-là n’a rien d’un simple grand magasin
; il a derrière une lignée et une tradition.
Il faut remonter au début
du XIXème siècle. A l’époque, les Tunisois, à l’exception d’une
poignée très ramassée de familles aisées, donc forcément instruites, ne
pouvaient être que coiffeurs, épiciers, marchands de légumes, bouchers ou
artisans. Légion étaient les artisans. L’argent, le cuivre, le tissu, la
soie, le sefsari, la chéchia, la jebba, le tapis, le burnous, le cuir et
chaussures étaient leurs domaines de prédilection. Ou plutôt, les seuls
domaines où ils pouvaient opérer. D’ailleurs, les familles étaient parfois
désignées par le créneau qu’elles développaient. Parmi, la famille Béji.
Partie avec un atelier de tissage doté, évidemment, de métiers à tisser tout
à fait artisanaux et traditionnels, elle porta bientôt à six le nombre de
ses magasins établis quelque part dans le Souk de la Mosquée Ezzitouna. Les
Béji étaient en somme dits les soyeux du Souk. Et cet acquis allait être
transmis de père en fils.
Avec la scolarité
obligatoire amorcée dès l’indépendance du pays, l’artisanat commença à
battre de l’aile, les jeunes dotés de leurs premiers diplômes ayant boudé ce
secteur soudain considéré comme étant primaire sinon primitif. Lassaâd Béji,
lui, eut le réflexe de voir autrement les choses : l’instruction et la
culture sont une bonne chose, mais le patrimoine familial en est une autre.
Non seulement il le garda et le développa, mais, en diversifiant un peu ses
activités qui allaient prendre le nom global de Béji Group, il fit figure,
dans le marché, d’importateur important de matières premières liées à
l’artisanat. De la France, le Groupe importe du fil d’argent ; de la Chine
et de l’Inde, du tissu et du lin ; de l’Espagne et du Maroc, de la laine,
quoiqu’un peu chère et pas vraiment compétitive. Aujourd’hui, il est le plus
important commerçant de matières premières. En composant directement avec
les artisans ayant pignon sur rue en Tunisie, il ouvrit le partenariat sur
les deux sens : il leur vend de la matière première, et en achète des
produits d’artisanat à haute valeur artistique et de design. Ce qui a donné
justement naissance en 1995 à l’ouverture du Palais de l’Artisan. Bien
évidemment ouvert au marché local, le Palais fait également de
l’exportation. Ses marchés extérieurs sont la France, l’Espagne, la Grèce,
l’Allemagne, l’Italie et même les USA. Seul inconvénient : l’artisanat est
un secteur à saisons. Et notamment en Tunisie. Par exemple, la rentrée
scolaire est sa pire ennemie. En gros, l’artisanat commence à bouger dès le
mois d’avril, début de la saison des mariages et des fêtes de tous genres,
puis reprend avec la fin de l’année et le début de l’hiver.
Mais il n’y a pas que
l’évolution des mœurs et l’enseignement qui ont frappé dur l’artisanat. Car
il y a de nos jours un problème qui ronge l’une des branches les plus
importantes de l’artisanat : le tapis. Cela paraît paradoxal, mais la
demande dépasse l’offre. Plus exactement, la demande est restée la même,
mais c’est le tapis qui régresse. C’est que les usines industrielles ont
arraché l’artisane du tapis de son fief pour lui offrir un siège devant une
machine et avec même un salaire légèrement meilleur. On est loin du
spectacle de l’ouvrière consacrant le plus clair de sa journée à carder la
laine et la confectionner point par point. D’où la cherté du tapis et le
découragement du consommateur. Aussi, le Palais de l’Artisan a-t-il créé
depuis quelques années le Mois du Tapis en consentant une réduction d’à peu
près 20 %, l’objectif étant de ne pas crier à la fin du règne du tapis dans
un pays réputé pour son artisanat de valeur. Et c’est ainsi que certaines
clientèles ont appris à guetter le Mois du Tapis pour pouvoir s’en offrir
quelques pièces, tout comme on guette les soldes d’hiver et d’été. Et cela
tourne. Tant bien que mal.
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