Francis Ghilès est Senior Fellow de l’Institut européen de la Méditerranée à
Barcelone. Correspondant chargé de l’Afrique du Nord au Financial Times,
consultant international, il collabore régulièrement au BBC World Service.
Depuis le 11 septembre 2001, des voix influentes en Occident tentent de
convaincre qu’il existe une malédiction économique islamique. La réussite de
la Turquie et de la Malaisie, tout comme les projets ambitieux de certains
pays du Golfe, démontrent amplement que modernité et croissance, créativité
et distribution équitable des richesses peuvent parfaitement se conjuguer au
présent en terre d’Islam –il ne s’agit pas de dogme mais de géopolitique.
Ouvrir les frontières
Force est pourtant de reconnaître les défis considérables auxquels font face
de nombreux pays musulmans.
Le désarroi, le désenchantement et la fragilité des jeunes, leur
confrontation au chômage, et surtout le sentiment qu’ils ont d’être exclus
d’une mondialisation qui se fait sans eux (et, à les entendre, contre eux!),
les rend sensibles aux sirènes des extrémistes. N’est-il pas temps que ceux
qui ont eu l’avantage d’une éducation supérieure et l’occasion de connaître
le monde, prennent la relève? Si les frontières étaient ouvertes, les
peuples pourraient peut-être prendre en charge leur destinée. Or les
frontières restent closes, les hommes fuient, surtout les plus pauvres
(quand certains de ceux qui sont éduqués à l’étranger ne rentrent pas), et
les capitaux s’exportent par dizaines de milliards de dollars. Ainsi, les
bourgeoisies et les jeunes construisent leur avenir ailleurs.
Ouvrir les frontières des pays d’Afrique du Nord, encourager la libre
circulation des personnes, des idées, des investissements et de l’énergie,
encouragerait les hommes et les femmes – et notamment les entrepreneurs – à
relever le défi de la mondialisation. Quand on confronte les intérêts
économiques des pays maghrébins en analysant les secteurs de l’énergie, du
transport aérien, du système bancaire et de l’industrie agroalimentaire, on
conclut très vite que les intérêts sont complémentaires et beaucoup plus
importants qu’il n’y paraît à première vue.
Les défis auxquels fait face l’Afrique du Nord, offrent une formidable
occasion pour moderniser des systèmes de production et de gouvernance
souvent obsolètes et construire un monde nouveau, basé sur des produits et
des manières de travailler au diapason du XXIe siècle qui
offriront à des chômeurs l’opportunité de découvrir des idées et des mondes
qu’ils ignorent. L’entreprise privée, l’éducation et une justice équitable
sont au cœur de cette révolution, mais, sans une ambition politique forte,
rien ne se fera.
Ce
diagnostic est sévère car il se voudrait au service d’une grande ambition,
celle de construire le Grand Maghreb de bas en haut, de donner aux
entreprises, grandes ou petites, privées ou publiques, le rôle central qui
leur revient. Tant que le Maroc ne sera pas en mesure d’acheter du gaz et de
l’ammoniaque algériens, comment voulez-vous que ses grandes entreprises
puissent se battre sur les marchés d’exportation avec des chances de
réussir? Et tant que l’Algérie importe des biens et services de Chine plutôt
que du Maroc, comment voulez-vous créer des emplois? L’eau est un défi
régional, tout comme l’énergie renouvelable. Si vous ne réduisez pas vos
coûts de production, pourquoi voulez-vous que les investissements étrangers
affluent? Peut-on prévoir le jour où l’Algérie, dont les réserves de change
se chiffrent aujourd’hui à 160 milliards de dollars, investira ses capitaux
grâce a un fonds souverain au Maghreb plutôt que d’accumuler des milliards
de dollars, vite dévalués, dans des banques occidentales? Est-ce rêver que
penser que le Maroc n’aura plus peur que l’Algérie lui coupe un jour le gaz
si elle lui en achetait, scénario au demeurant fort improbable?
Nulle part, ne flotte un drapeau du Maghreb. C’est aux jeunes générations de
relever ce défi que leurs aînés semblent refuser.
Pourquoi l’avenir est-il illisible?
Les pays d’Afrique du Nord se ressemblent plus qu’il n’y
paraît: les systèmes bancaires servent essentiellement les nomenclatures,
rarement les jeunes entrepreneurs qui ne disposent pas de réseau. Les
capitaux s’expatrient, peu ou prou, partout. Pourquoi les élites politiques
de cette région se voilent-elles la face? L’absence de dirigeants ayant une
vision stratégique explique pourquoi l’avenir de cette région reste flou,
sinon illisible.
Les élites politiques ont fait de la prudence et du manque d’imagination
leur règle de conduite, et de la fuite des capitaux leur medium. Voici un
demi-siècle, le 28 avril 1958, dans un appel lancé de Tanger, les dirigeants
politiques nord-africains dont Mehdi Ben Barka (Maroc), Omar Boussouf
(Algérie) et Taïeb M’hiri (Tunisie) exprimèrent la «volonté massive des
peuples du Maghreb Arabe d’unir leur destin» et proclamèrent le droit du
peuple algérien a l’indépendance. Vous ne trouverez aujourd’hui que de très
pâles copies de ces géants tant les partis politiques qui, en 1958,
représentaient les forces vives de la région, ont été émasculés.
Le verre
au quart plein
Le
lancement de l’Union pour la Méditerranée doit, dit-on, aider à relancer le
Processus de Barcelone, au-delà de la politique de proximité proposée par
l’Union européenne.
Celle-ci reste tout à fait d’actualité, mais il faut d’abord voir le verre
comme un quart plein et pas aux trois quarts vide. Ensuite, se poser deux
questions: L’Europe ne devrait-elle pas oser une politique beaucoup plus
ambitieuse vis-à-vis du Maghreb sur deux ou trois questions, dont celle de
l’énergie qui est sans doute la plus importante? Est-ce trop demander aux
élites politiques du Maghreb de reconnaître que les politiques nationales
détruisent de la valeur à toutes les étapes de la chaîne économique et sont
dénuées de rentabilité? Le Processus de Barcelone reste un outil utile mais
insuffisant. Peut-être qu’une plus grande concertation des politiques
extérieures de la France, de l’Italie et de l’Espagne (mais aussi de
l’Allemagne et du Royaume-Uni) dans la région maghrébine, en tirant les
leçons positives de l’expérience conjointe au sud du Liban, viendrait
renforcer un nouvel élan…
Il faudrait encourager davantage les pays d’Afrique du Nord, qui s’avèrent
incapables de constituer des partenariats à part entière, d’accélérer le
pas.
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