Tout
compte fait, le législateur tunisien n’a nullement tort. Déjà que, dans des
affaires de femmes battues, les traces des coups constituent rarement des
preuves irréfutables (qui peut affirmer que c’est vraiment le mari qui en
est l’auteur et pas un autre ?), comment peut-on prouver sans risque d’être
démenti que telle demoiselle, telle femme, a réellement fait l’objet d’un
harcèlement sexuel de la part d’un supérieur, d’un collègue ou tout autre ?
C’est dire que, pour avoir mis assez de temps avant de se décider à édicter
une loi dans ce sens, le législateur a dû flairer le casse-tête que la
preuve du harcèlement sexuel pourrait constituer.
Disons-le sans plus tarder : la loi est maintenant là, depuis déjà 2004.
Elle est exactement née le 2 août 2004, à la faveur de l’article 226 ter du
code pénal tunisien. Ni son absence, avant, ne voulait dire inexistence de
cas de harcèlement, ni sa promulgation, depuis, ne signifie recrudescence du
phénomène. C’est un mal qui, dans toutes les sociétés, existe depuis que la
femme a accédé au marché de l’emploi (notre enquête, rappelons-le, s’étant
limitée au harcèlement au sein de l’entreprise). Si nos lectrices peuvent
nous pardonner cette indélicatesse qui traduit pourtant une vérité, une
réalité, on va dire que – et pas seulement dans notre société – celle qui se
plaint d’être harcelée au bureau, à l’usine, dans quelque entreprise que ce
soit, se jette pieds joints dans un piège inextricable. Non pas que la
justice ne soit pas là, non pas que la justice des hommes soit à ce point
masochiste – cela ne veut rien dire, d’ailleurs –, mais dans toute plainte
l’élément de la preuve est indispensable, incontournable, une condition sine
qua non. Or, le hic du problème c’est que le harceleur agit sur son sujet
(la femme) en tête-à-tête, en l’absence des autres. Cette manière d’agir
exclut déjà tout témoignage possible. L’absence d’un témoin oblige à se
rabattre doublement mais uniquement sur la preuve – si elle existe, si elle
est vérifiée et prise en telle que telle. Il y eut un cas réel où le témoin
avait existé en puissance et aurait pu constituer une preuve – presque ! –
irrécusable. Mais cela n’a pas marché.
Ecoutez cette histoire. Une femme ayant fait l’objet d’un harcèlement dans
une administration, est venue supplier sa collègue, qui avait été à son tour
harcelée par le même chef de service peu de temps avant, de signer
conjointement un rapport dénonçant les agissements du chef en question. Pour
peu que cette dernière ait accepté de témoigner en sa qualité de victime
précédente, cela aurait donné du poids à la plainte – sauf si l’on considère
que c’était une machination montée de toutes pièces contre le chef. Mais
voilà la réponse qui a tout fait balancer dans l’eau : « D’abord, je ne
voudrais pour rien au monde entacher ma réputation et celle de ma famille.
Ensuite, je n’aime pas que mon mari soit mis au parfum de cette histoire car
il peut me forcer à abandonner mon travail.
Mais le plus grave c’est que nos collègues vont mal interpréter mon silence
avant toi : est-ce que cela veut dire que j’ai accepté avec joie la conduite
du chef ?… ». Cette histoire – véridique ! – corrobore le fait que la
preuve est l’élément le plus difficile à démontrer. Notons-le au passage :
les moyens (ou, plus prosaïquement, les techniques) du harcèlement sont très
divers, ils vont des cadeaux qui ne justifient en rien le lien entre le
harceleur et son sujet, jusqu’aux avantages les plus osés ; une jeune
demoiselle nous raconte avoir obtenu deux échelons en l’espace d’un mois
sans avoir répondu aux vœux de son chef, et elle continue à lui en demander
d’autres juste pour le faire courir ; c’est ce qu’on pourrait appeler du
harcèlement contre harcèlement.
Mais c’est très rare, certainement… Pour certains observateurs, en l’absence
de la preuve (ou plutôt, dans l’impossibilité de la faire prévaloir), il y a
‘‘un faisceau d’indices’’ qui peuvent en dire beaucoup. Ils considèrent
qu’une femme soudain écœurée par son travail, que cela lui répugne d’avoir à
traiter avec son chef, et que, surtout, elle se mette à solliciter sans
cesse des congés, voire à remuer ciel et terre pour obtenir un congé de
longue maladie, le tout peut signifier que quelque part il y a un problème.
Mais sont-ce réellement suffisants comme indices pour supposer qu’un tel
malaise soit probablement la conséquence d’un quelconque harcèlement ?
Difficile à dire…En tout cas, il n’y a pas de plainte dans ce sens, et
encore moins une personne incriminée ou seulement accusée. Or, il y a plus
grave. La plainte pour harcèlement sexuel peut se retourner contre la
plaignante elle-même. Elle serait même elle, et elle seulement, une double
victime. Apprécions cet autre cas. Une femme cadre dans une entreprise ayant
pignon sur rue s’est plainte auprès du haut de la pyramide de
l’administration pour harcèlement sexuel de la part de son directeur direct.
Invité à s’expliquer, ce dernier rédige un rapport où il désigne la
plaignante comme étant l’élément le moins compétent qu’ait jamais connu le
monde, et qu’il profite de l’occasion pour demander sa mutation immédiate.
Afin d’étouffer le scandale, l’administration va tout bonnement muter
ailleurs la plaignante pour « Incompétence professionnelle doublée de
diffamation à l’encontre de son chef hiérarchique ».
De tels cas – dont personne n’ose affirmer s’ils sont nombreux ou rares –
auraient en quelque sorte exhorté à l’édiction d’une loi. La voici : « Est
puni d’un an d’emprisonnement et d’une amende de trois mille dinars celui
qui commet le harcèlement sexuel. Est considéré comme harcèlement sexuel
toute persistance dans la gêne d’autrui par la répétition d’actes ou de
paroles ou de gestes susceptibles de porter atteinte à sa dignité ou
d’affecter sa pudeur, et ce dans le but de l’amener à se soumettre à ses
propres désirs sexuels ou aux désirs sexuels d’autrui, ou en exerçant sur
lui des pressions de nature à affaiblir sa volonté de résister à ses désirs.
La peine est portée au double lorsque l’infraction est commise à l’encontre
d’un enfant ou d’autres personnes particulièrement exposées du fait d’une
carence mentale ou physique qui les empêche de résister à l’auteur du
harcèlement ». Cette loi aurait-elle contribué – certainement pas à
éradiquer le phénomène – à mettre un bémol à ce comportement ? On est tenté
de répondre par l’affirmative. Appréciez ce cas. Dans un établissement
sanitaire privé, le propriétaire harcèle pendant quelque temps sa
secrétaire, une jeune dame, paraît-il, assez gâtée par la nature. Elle porte
plainte en bonne et due forme. L’affaire s’ébruite petit à petit. Au point
que le chef ne trouve pas mieux que de porter plainte à son tour pour
diffamation, pour, plus exactement, atteinte à sa réputation et celle,
surtout, de son établissement.
Du coup, ce sont deux affaires qui cheminent ensemble vers la justice. Mais
à un certain stade de la procédure, le patron a soudain la trouille. Pour se
tirer de l’affaire, il propose à sa secrétaire une somme d’argent si
alléchante que cette dernière finit par retirer sa plainte. Comme si de rien
n’était… On comprend dès lors que la loi, par sa seule existence, renferme,
implicitement ou explicitement, une reconnaissance de l’existence du
phénomène. Cette reconnaissance a fait l’effet d’un baume sur le cœur des
femmes qui jusqu’alors se sentaient comme laissées pour compte. En termes
plus clairs, l’on a applaudi l’arrivée du texte de loi. Sauf qu’on lui a
trouvé quelques lacunes.
Me. Bochra Bel Haj Hmida, avocate à la Cour de Cassation, relève par exemple
ceci : « Pour toute plainte, le procureur décide d’instruire le dossier,
d’ordonner une enquête ; mais dans des cas de harcèlement sexuel, c’est
seulement lui qui apprécie les termes de la plainte, et donc peut décider de
ne pas instruire le dossier ; il se base sur les faits avant l’enquête ». Et
alors ? « Et alors, il devra s’agir de rendre l’accès des femmes à la
justice un droit permettant d’obtenir la réparation de l’acte ». Et voilà
qui nous ramènera à la case départ : comment prouver que le harcèlement a
réellement eu lieu ?…