Dimensions de l’intelligence économique

Par : Tallel

L’intelligence économique ressemble à l’éléphant du conte indien : dans
l’obscurité, les uns touchent ses pattes et le confondent avec un arbre, les
autres, ses défenses et le prennent pour un rocher, d’autres sa trompe, et
en déduisent que c’est une liane…
 

Suivant
les exemples auxquels vous vous référez, vous pouvez avoir l’impression :

 

– qu’il
s’agit d’un domaine de la stratégie générale étendu à l’économie de la
mondialisation par des gens qui adorent citer Sun Zi et Clausewitzz,

– que
c’est une affaire d’espions, de secrets violés et défendus ou un domaine
pour responsables de la sécurité obsédés par les écoutes téléphoniques et
les logiciels espions,

– que l’IE
traite surtout de communication de crise ou de détection des dangers dans un
monde hanté par le principe de précaution ou par le risque d’image, surtout
face à la contestation sur Internet,

– que
c’est un travail de diplomate chargé de faire passer des contrats pour les
entreprises son pays face à des concurrents qui mobilisent tous les moyens
régaliens (et pas forcément les plus moraux),

– que
c’est une question de territoire, de pôles, d’attractivité, bref une forme
moderne de l’aménagement du territoire et de la coopération entre
entreprises locales,

– que
c’est un domaine hautement politique portant sur les rapports entre l’État
et les entreprises sur fond de mondialisation (certains semblent même faire
une équivalence entre patriotisme et intelligence économiques voire les
confondre avec antiaméricanisme ou antimondialisme),

– que
c’est un champ d’études pour sociologues de la société de l’information et
de l’économie de la connaissance ou de l’intelligence collective,

– que
c’est le travail des organisateurs qui doivent s’assurer que l’information
est bien captée et surtout diffusée dans leur entreprise entre risque de
désinformation, de mésinformation, de surinformation, d’amnésie,
d’ignorance, etc.,


qu’elle consiste en une modernisation du management pour l’adapter à
Internet,

– que
c’est un secteur de l’informatique : cryptologie, robots de recherche, bases
de données, traitement sémantique, et autres algorithmes pour mieux utiliser
le Web,

– que
c’est une vision élargie de l’économie qui y intégrerait le poids des
traditions culturelles, des opinions, des inquiétudes de la société civile,
des grandes manœuvres de la géopolitique,

– que,
comme la prose de Monsieur Jourdain, c’est quelque chose que les entreprises
ont toujours pratiqué sans le savoir : un dose d’honnête précaution, une
bonne revue de presse, de bons réseaux….

 

Entre le
pôle de la théorie pure et celle des recettes sécuritaires, la géoéconomie
et les pratiques quotidiennes, les méchants espions et les gentils managers,
le sulfureux et le trivial, l’offensif et le défensif, le mondial et le
local, la cognition et la persuasion, on s’y perd un peu. Surtout quand
fleurissent les anglicismes comme knowledge managment, benchmarking, Signal
Intelligence, «shapping the globalization» ou les acronymes du genre C3I,
C4R à base de computers, command, control, etc.

 

Sans
compter que le seul mot d’intelligence est ambigu : en français il est
généralement réservé à la faculté mentale de résoudre des problèmes et
intégrer des nouveautés, tandis que les anglophones emploient souvent le
sens de «recherche efficace de l’information», comme dans la « business
intelligence » dont la «competitive intelligence» ne serait que le volet
orienté vers le renseignement sur la concurrence. L’efficacité en fonction
de sa valeur (par exemple commerciale) et de sa pertinence (par exemple
comme éclairage d’une situation et de ses issues). Currency et relevancy
pour ne pas dire valeur d’échange et valeur d’usage… Voilà qui ne facilite
rien dans un domaine l’on se réfère sans cesse à la littérature ou au modèle
(ou contre-modèle) américains.

 

Un petit
rappel historique s’impose.

 

La
notion est apparue chez nous en 1994 dans un rapport d’Henri Martre.
Celui-ci insistait sur la notion « de recherche, de traitement et de
distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs
économiques», le tout légalement, car il s’agissait de bien distinguer l’IE
de l’espionnage industriel. Le mot intelligence était donc bien pris comme
synonyme de «renseignement».

 

Les
choses ont très vite évolué depuis du fait du succès médiatique,
universitaire mais aussi politique de l’Intelligence Économique (la création
de structures régionales et nationales, les signes d’intérêt manifestes du
gouvernement, le débat sur le «patriotisme économique» Un certain effet de
mode a joué : cela n’aide pas à préciser les notions malgré des efforts très
méritoires, tel le récent «référentiel de l’intelligence économique» destiné
à normaliser son enseignement universitaire.

 

Ce
dernier en donne une définition quasi officielle (la même qu’en donne le
Haut Responsable à l’intelligence Économique auprès du premier ministre) et
il faut donc partir de là : «L’intelligence économique consiste en la
maîtrise et la protection de l’information stratégique pour tout acteur
économique. Elle a pour triple finalité la compétitivité du tissu
industriel, la sécurité de l’économie et des entreprises et le renforcement
de l’influence de notre pays».

 

En
laissant pour plus loin les finalités économico-politiques de l’IE, nous
pouvons retenir des notions fortes :

 


L’intelligence économique concerne une partie de l’information stratégique
orientée vers l’économie (ce qui suppose l’existence d’une intelligence
stratégique plus vaste touchant des questions de sécurité, de diplomatie ou
de puissance et influence politique, à supposer que tous ces domaines
puissent réellement se séparer de l’économie).
– La qualification d’une intelligence comme stratégique est crucial. Nous
avons discuté ailleurs de ce que pouvait recouvrir cette notion : à la fois
des savoirs -leur possession est déterminante pour une action orientée vers
une forme de victoire, donc dans un environnement compétitif voire
conflictuel -et des images, messages et notions –leur propagation est
indirectement utile à un dessein économique.
– Il ne s’agit pas seulement «d’avoir» ou d’empêcher d’avoir certaines
informations (des nouvelles, des tuyaux, des procédés techniques, des
plans…) mais il faut aussi maîtriser des flux d’information plus ou moins
formalisée.
– Il faut surtout les finaliser : les penser et les choisir par rapport à
des objectifs, sinon c’est de la documentation .
 

Cet
vision large et transdisciplinaire se reflète dans l’évolution récente de l’IE.

Le rapport que le député Carayon a consacré à ce sujet en 2003 identifiait
trois objectifs auxquels doivent coopérer l’État et les entreprises :


– la maîtrise du patrimoine scientifique et technologique à protéger en
priorité, ce qui suppose donc des hiérarchies stratégiques ;
– la détection des menaces et des opportunités par l’acquisition de
l’information utile à la décision économique au sens large ;
– des politiques d’influence au service de l’intérêt national et/ou de
l’entreprise.
 

Comme il
le précise dans un second rapport, trois ans plus tard, l’intelligence
économique devrait surtout être réservée aux secteurs stratégiques, ceux où
l’intervention publique dans le domaine économique se justifie. Soit parce
qu’il s’agit de biens, de ressources ou de techniques qui touchent à la
sécurité nationale au sens large- par exemple d’entreprises dont il ne
faudrait pas laisser les capitaux tomber entre certaines mains étrangères.
Soit parce que les seules lois du marché et l’action de la main invisible
chère aux économistes libéraux sont faussées sur certains marchés,
éventuellement par l’action d’autres États…

Pour lui, l’intelligence économique, inséparable de ce que l’on aurait nommé
autrefois « politique industrielle » ou « économie politique » a plusieurs
composantes :


– l’aide apportée de l’État à nos entreprises à la conquête de marchés
extérieurs
– la sécurisation des entreprises contre les tentatives visant à s’emparer
de leur patrimoine informationnel, à recycler des capitaux suspects, à
infiltrer des activités liées la sécurité nationale…
– la défense de l’économie nationale « en amont », c’est-à-dire là où
s’élaborent les règles de l’activité économique, notamment les normes
techniques
– et, bien sûr, la formation, surtout dans le cadre universitaire, de futurs
acteurs politiques et économiques compétents et « orientés vers
l’intelligence », comme le sont souvent les élites anglo-saxonnes.
 


Bien entendu, une telle vision n’exclut pas la pratique quotidienne de l’IE,
y compris dans les PME. Simplement, nous voyons mieux se dessiner les
dimensions de cette discipline : politique, volontariste, orientée vers
l’action collective (voire régalienne) ou plus vers les outils de
surveillance de l’environnement concurrentiel, pour reprendre une formule
qui a fait florès.

Comment synthétiser toutes ces approches ?

Le mieux serait de considérer que l’IE a trois composantes principales : un
rapport avec l’incertitude (la quête du savoir utile et sa protection,), un
rapport avec les autres (l’organisation des communautés et leurs stratégies
de lutte et de contrôle) et un rapport avec une instance régulatrice, le
politique. Les trois visions ne sont pas séparées mais se recoupent et se
conditionnent largement.

Le rapport avec l’incertitude : la composante purement « intelligence »
(veille, renseignement, management de l’information avec sa contrepartie :
la protection du patrimoine informationnel). Elle s’articule autour d’une
idée simple. Le but est de donner des facteurs de décision (en l’occurrence
au gestionnaire économique, mais ce schéma peut s’appliquer à la décision
politique, diplomatique, militaire…). L’IE fournirait ici un ensemble de
techniques pour détecter des signaux, acquérir des données fiables, mais
aussi et surtout interpréter (en fonction d’un but stratégique),
sélectionner, protéger (pour conserver un « différentiel » par rapport aux
concurrents), évaluer des risques et possibilités, faire circuler (au bon
endroit, au bon moment), structurer, vérifier, produire de la connaissance à
partir de données… Bref, tout ce qui permet de diminuer les facteurs
aléatoires de la décision (mais certainement pas de les supprimer au point
de transformer la gestion en calcul).

Le rapport avec les autres : il est double. L’intelligence économique ne
consiste pas à fournir des stimulations appropriée à une boîte noire qui
répondrait par des décisions adaptées… Elle se pratique avec des gens
agissant en communautés avec des hiérarchies, des intérêts, des cultures,
des croyances, des motivations, des faiblesses. L’aspect positif est
l’organisation de son propre groupe, son entreprise par exemple, pour le ou
la rendre plus « apprenant » (intelligence collective, gestion de la
connaissance dans l’organisation, diffusion d’une culture de l’information
partagée et recherchée, motivation des acteurs..). L’aspect compétitif ou
agressif concerne d’autres groupes organisés dans toute une gamme d’actions.
Elles vont de l’anticipation stratégique ou de l’aimable compétition à la
déstabilisation, la désinformation… et toutes les formes de ce qu’il est
convenu de nommer « guerre de l’information »

Le rapport avec le politique (souvent mais pas uniquement avec l’État) et un
rapport avec une instance qui décide dans quelles conditions et quelles
limites on peut savoir (ou cacher), et se livrer à la compétition ou à la
lutte. En clair : même (voire surtout) dans les pays censés être
ultra-libéraux ou peu dirigistes, les moyens régaliens sont mobilisés pour
aider les entreprises nationales, les pôles de compétitivité, le niveau
national de la recherche et de la technologie, la conquête des marchés, la
protection des secteurs stratégiques, la gestion des risques…
 

(Source
: http://www.huyghe.fr/actu_290.htm)