Sous la direction de C. Harbulot et D. Lucas – Avec les textes de : Philippe
Baumard, Christian Harbulot, François-Bernard Huyghe, Didier Lucas, Nicolas
Moinet, Charles Prats, Claude Rainaudi, Alain Tiffreau, Jean-Michel Valantin
– «Promotion 2002 de l’Ecole de Guerre Economique».
La date
du 11 septembre 2001 n’est pas seulement le repère symbolique d’un
changement d’ère, elle est aussi l’expression d’une dimension inédite de la
guerre, celle qui se mène par l’information. La guerre du Golfe,
l’intervention américaine en Somalie ainsi que les conflits dans
l’ex-Yougoslavie avaient déjà donné un aperçu de cette mutation. Lors de
l’invasion du Koweït par l’Irak, l’opinion publique américaine s’est
mobilisée à la suite d’une désinformation orchestrée par les autorités
américaines avec la complicité de la fille de l’ambassadeur du Koweït aux
Etats-Unis. Le débarquement télévisé des troupes américaines sur les plages
de Mogadiscio, de même que le lynchage en direct d’une unité de l’US Army,
ont fait passer au second plan la réalité politico-militaire de la guerre
civile locale. Dans les évènements du Kosovo, la polémique sur la
manipulation de l’information a été présente du début (négociations
diplomatiques) jusqu’à la fin (communiqués de presse de l’Otan sur la
précision des frappes et les dommages collatéraux). Cette dimension
particulière de la guerre par l’information est devenue évidente dans le
cadre de la mise en scène des attentats du 11 septembre, montrés en direct
par les chaînes de télévision à une échelle planétaire.
Cette
guerre par l’information est étudiée depuis de nombreuses années aux
Etats-Unis. Près d’une dizaine d’écoles spécialisées des trois armées et
d’instituts de recherche travaillent sur l’information warfare et
l’information dominance. Une telle polarisation de la pensée militaire
américaine sur l’information pourrait s’expliquer par le bilan négatif tiré
de la guerre du Vietnam. Mais l’explication est à la fois plus globale et
plus complexe. Les Etats-Unis sont placés devant un contexte stratégique
inédit. Sans rival militaire, ils souhaitent assurer durablement leur
suprématie en se présentant comme le modèle de référence de toutes les
démocraties marchandes. Contrairement au passé, la dissuasion nucléaire ne
suffit plus à Washington pour imposer ses vues aux autres pays sur les
échiquiers géopolitique, économique, culturel et sociétal. Seule une
maîtrise absolue de la production de connaissances en amont (circuits
éducatifs) et en aval (Internet, médias audiovisuels) peut assurer aux
Etats-Unis une légitimité durable sur le contrôle des affaires mondiales.
En
France, ce sont surtout les milieux de la Défense qui ont travaillé sur les
applications techniques de la démarche américaine. Des industriels dont
Thalès commercialisent des produits labellisés « information dominance». De
son côté, l’armée française par l’intermédiaire du Centre d’Electronique de
l’Armement (Celar), met au point une capacité de guerre électronique et de
guerre informatique. Le séminaire Renseignement à l’horizon 2030, organisé
en décembre 2001 par l’Etat Major de l’Armée de Terre et la Délégation
Générale de l’Armement, a souligné les carences de notre dispositif en
matière de guerre par l’information dans le domaine du contenu. Ce retard
doit être comblé. Mais le ministère de la Défense est pour l’instant bloqué
dans son élan à cause des séquelles de la guerre d’Algérie. Du côté des
autres administrations, la situation n’est guère plus propice à la
créativité dans la mesure où la prise de conscience ne dépasse pas le cap de
la gestion de crise.
Pour ne
pas s’appesantir dans les états d’âme du passé, des initiatives ont donc vu
le jour au sein de la société civile. L’Ecole de guerre économique a été
créée en 1997 dans la continuité d’une démarche initiée avec le concept
d’intelligence économique à la fin des années 1980. De l’aventure Aditech ,
en passant par Intelco/DCI jusqu’à la création de l’EGE, les travaux de
recherche et de formation ont conservé un cap précis : servir les
entreprises en apportant des éclairages nouveaux sur le rôle croissant des
sources ouvertes dans les stratégies d’affrontement entre les économies, les
entreprises et les groupes de pression issus de la société civile. Après
cinq ans de réflexion et d’exercices pratiques tirés de cas réels
d’entreprises, l’EGE a abouti à la formulation d’un concept opérationnel
distinct de la notion de guerre par l’information développée aux Etats-Unis.
Il s’agit du concept de guerre cognitive.
Inventer la guerre cognitive
Les
guerres du cognitif opposent des capacités à connaître et produire ou
déjouer des connaissances. Les sciences cognitives portent sur l’ensemble
des sciences qui concernent la connaissance et ses processus (psychologie,
linguistique, neurobiologie, logique, informatique). La définition que nous
donnons de la guerre cognitive est donc la manière d’utiliser la
connaissance dans un but conflictuel. Elle se différencie de l’acceptation
américaine qui limite la guerre cognitive à la manière de leurrer
l’adversaire en termes de commandement. Il existe en fait deux manières
d’appréhender la guerre cognitive : dans un rapport du fort au faible et
inversement dans un rapport du faible au fort. Les multiples formes
d’affrontement qui secouent périodiquement le monde de l’entreprise
démontrent que l’innovation dans ce domaine n’est pas forcément du côté de
la force brute. Dans la guerre cognitive, David doit vaincre Goliath.
Nous
avons conçu cet ouvrage autour de trois axes de réflexion : Le premier axe
constitue une interrogation sur les fondements du concept de guerre
cognitive. Abordée sous une quadruple perspective (sciences politiques,
sciences de gestion, psychologie sociale et sociologie), cette partie
explore le concept depuis l’acceptation française (Christian Harbulot), et
elle remet en cause les analyses en vigueur en matière de guerre de
l’information traditionnelle (Philippe Baumard). Le troisième chapitre
(Claude Rainaudi) aborde la cognitive warfare depuis le prisme militaire
américain, enfin le dernier point constitue une seconde analyse critique des
stratégies de «façonnage de l’esprit».
Le
deuxième axe s’intéresse aux démarches méthodologiques de la guerre
cognitive et tente de répondre à l’interrogation : Comment et par qui
est-elle pratiquée ? Ce volet commence par une réflexion (Charles Prats),
autant d’ordre philosophique que juridique et managériale, et explore
l’articulation entre la subversion et la guerre de l’information envisagée
sous l’angle concurrentiel. Dans le prolongement, Alain Tiffreau livre une
démonstration des savoir-faire nécessaires pour mener des opérations de
guerre de l’information, dans le cadre d’une prestation de conseil. Enfin,
le dernier volet de réflexion est le fruit des étudiants de la promotion en
cours de l’Ecole de Guerre économique. Il s’attache d’un point de vue
tactique, à l’étude d’un cas de guerre par l’information dans un contexte
local ? par opposition à international.
Concernant le troisième et dernier axe de cet ouvrage, il approfondit des
questionnements liés aux mutations de nos univers, il évalue les impacts de
la société de l’information et s’interroge sur les fondements et le devenir
de la guerre cognitive. François-Bernard Huyghe délimite le cadre théorique
d’un nouveau paradigme : l’info-stratégie. Le chapitre suivant (Nicolas
Moinet) revient sur une donnée essentielle de la guerre de l’information et
démontre le rôle capital des stratégies-réseaux dans l’appréhension de la
complexité et la conduite du changement. Enfin, l’ultime chapitre (Didier
Lucas) constitue un essai sur la nécessité ? stratégique ? de mener des
réflexions au niveau européen sur le thème de la sécurité de l’information,
tant le retard par rapport aux Etats-Unis est aujourd’hui important.
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