La
Communauté, coopération, compétition ?
La
suite d’un article sur le
Web 2.0 et l’influence.
Ou comment les nouveaux outils favorisent à la fois l’individualisme (chacun
son média, chacun son monde) et de nouvelles formes de communauté et
coopération
Le Web 2.0 est à certains égards un Web “Moi Je”. Chacun peut s’y montrer et
s’y raconter, quitte à mettre en ligne des données personnelles qui
intéresseront une entreprise, et, dans certains cas, un
service de renseignement. Chacun peut
“bricoler” ses propres applications (ou du moins sa propre combinaison
d’outils sur une plate-forme) ; il peut disposer ressources d’information
illimitées, la plupart du temps remises à jour instantanément (par des fils
RSS, par exemple), ce qui l’incite à combiner à nouveau son propre
patchwork. Ceux qui ont déjà vu un page
Netvibes ou
Iggogle savent comment l’internaute
peut se créer son tableau de bord mélangeant dépêches d’agences,
applications, médias internationaux, vidéos mais aussi météo et programmes
de télévision. Chacun peut ainsi se créer son média de réception. Mais
aussi, bien sûr, son média d’émission, qu’il s’agisse d’un blog ou d’une
vitrine comme
Facebook. Enfin le Web 2.0 lui offre
force occasions de se manifester soit en commentant (sur un forum p.e.),
soit en évaluant ou recommandant (parfois d’un simple clic pour voter), soit
en signalant (une lien, une vidéo…), soit, plus subtilement, en élaborant
des métadonnées. Dans ce dernier cas, l’internaute, notamment celui qui
contribue à un “nuage
de tags” indique quel mot clef lui semble définir la page qu’il
visite et il contribue ainsi à diriger l’attention d’autres internautes,
comme lorsqu’il publie ses favoris.
Pour caricaturer : sur le
Web 1.0 on publiait puis on
comptabilisait : cela prenait ou pas. Sur le Web 2.0, publier est le premier
mouvement d’un moteur à mille temps : toute une série de micro-actions
s’ensuivront qui feront qu’il sera possible de parler un jour d’une
influence qui a touché des millions de gens. La relation active a compté au
moins autant que le contenu ou que le contenant ( le tuyau, le média, dont
il fallait auparavant qu’il fut le plus gros possible pour arroser le plus
large possible).
Sur le Web 1.0 l’internaute parvenait à une
source soit parce qu’il la
connaissait, soit parce qu’elle lui avait été conseillée directement (par un
courrier ou une lettre d’information électroniques) ou indirectement (par un
hyperlien), soit enfin parce qu’un moteur de recherche fonctionnant suivant
son propre algorithme la lui avait indiquée comme répondant à sens réel de
sa requête. Nous avions défini ailleurs les moteurs de recherche comme des
machines à interpréter nos désirs (tu
emploies tel mot clé, cette page pourra répondre à ta requête, ici tu
trouveras satisfaction).
Sur le Web 2.0, ces trois voies d’accès sont comme fusionnées en un
incessant jeu de direction de son attention et de celle d’autrui comme s’il
y avait coïncidence entre l’hyperlien technique et le lien social. Ou, plus
exactement, le Web 2.0 rajoute une quatrième voie d’accès : l’internaute
parvient à un contenu (pas forcément sur un seul site) grâce à des folksonomies (indexations sociale) ou du
social bookmarking, via des
“communautés” qui lui suggèrent un mot-clef, un favori, un parcours… La
logique générale du commenter, évaluer, recommander va dans ce sens. Le Web
que nous avons décrit plus haut comme hyper individualiste semble alors
devenir altruiste : quelqu’un se préoccupe toujours de nous fournir une
information de plus en plus diversifiée qui correspondra à nos besoins
supposés.
Le
Web 2.0 ne doit pas être envisagé
seulement comme vecteur de messages éventuellement influents (persuasifs,
attractifs, incitatifs,, ce que recouvre peu ou prou la notion linguistique
de perlocutoire…) mais aussi dans sa dimension communautaire.
Là encore, reprenons la comparaison :
-Les
mass media fonctionnaient selon un
schéma un vers tous : l’influence était censée résulter de l’exposition à
des discours ou des images fascinantes (ou pour le moins de la relation de
passivité qu’elle supposait chez les spectateurs).
– Internet était censé établir une relation tous vers tous en permettant à
n’importe quel point du réseau de se connecter avec n’importe quel autre :
chacun pouvait théoriquement accéder au grand forum planétaire (même si,
dans la réalité, le processus était bien moins égalitaire).
– Se pourrait-il que le Web 2.0 instaure un rapport que nous pourrions
nommer “un par un” ? Tout se passe comme si le processus d’interaction
-disons l’influence- se construisait à chaque instant par une série de micro
mouvements de la configuration générale. A cite X, crée un rétrolien,
participe modestement à l’établissement des métadonnées sur le site de B,
reprend le “buzz” ou la rumeur, s’introduit dans une blogosphère. Ou il
commente, vote ou recommande. Ou il participe à un réseau d’information ou à
un
wiki. Ou il souscrit d’une manière ou
d’un autre (par un flux RSS, en composant sa page d’accueil personnalisée),
participant ainsi à la réputation et à l’impact de la source. À moins qu’il
ne manifeste explicitement son désir d’être connu comme faisant partie du
réseau de B ou C, accroissant ainsi sa visibilité et son prestige ou encre
qu’il ne rende public ses favoris, pratiquant ainsi le social bookmarking,
ce qui équivaut à recommander une source. Dans tous les cas il a “fait”
quelque chose. Les logiciels que l’on nomme comme par hasard sociaux ou
collaboratifs contribuent à cette hybridation de l’action technique et de
l’action sociale. Le Web 2.0 est à la fois le monde du suffrage permanent
(chaque clic équivaut de fait à un vote) et de la recomposition constante.
Tout ce qui s’écrit sur le Web 2.0 souvent dans une perspective
futurologique et
optimiste se réfère à des notions
comme coopération, collectivité,
intelligence collective, communautés
virtuelles,
partage… Les notions de
collectivité (ce qui fait un nous) et de connectivité (ce qui en relie les
parties) reviennent constamment mais elles renvoient toujours plus ou moins
explicitement à la perspective de l’intérêt. Les communautés dont il est
question sont en effet polarisées et structurées par un intérêt commun.
Plutôt qu’à une nouvelle forme de socialité que certains peinent à définir
avec quelques concepts ronflants (communautés virtuelles,
foules intelligentes,
prolétariat,
révolution 2.0 ), il faudrait voir là
un système d’alternance typique de l’individualisme connecté : retrait dans
sa sphère privée (parfois protégée par un système d’avatar) et immersion.
L’intérêt (au double sens d’éprouver de l’intérêt pour quelque chose et
d’être poussé par un intérêt éventuellement recouvert d’un discours
altruiste) polarise des communautés qui se font et se défont. L’individu en
garde la maîtrise : il s’engage, certes, dans une interaction sociale, mais
“où il veut, quand il veut’, ayant toujours le recours de se retirer
(déconnecter). Certaines des formes du Web 2.0 comme les
réseaux sociaux et, dans une moindre
mesure, les blogs se prêtent à la fois à une exhibition narcissique (on
confie à la Toile des pensées intimes ou des données confidentielles que
l’on dissimulerait dans la vie ordinaire) et à une compétition. Cette
présentation de soi est renforcé par la présentation du réseau comme
instrument de prestige : tant de visites, de rétroliens, de ses ”amis”
invités montrent que l’on est non pas en haut de la pyramide mais sur un des
“nœuds” les plus actifs du réseau. Le Moi possède un capital (il a un réseau
plus ou moins
vaste, est plus ou moins au centre de
l’attention) mais il est aussi un capital. Il ne faudrait en effet pas
oublier que la merveilleuse légèreté du Web 2.0 repose sur un socle
commercial : la valeur des données personnelles (permettant, par exemple, de
faire des propositions commerciales plus individualisées comme le célèbre “
les internautes qui ont acheté ce livre ou ce produit ont aussi choisi
celui-ci”). Profilage et bases de données personnelles, e-influence,
lancement de buzz : autant de notions qui se traduisent de façon sonnante et
trébuchante.
La solidarité qui naît dans ces communautés est limitée aux échanges à
distance et le “Nous” temporaire (un “nous” dont on peut se désengager à son
gré) ne se réclame d’aucune référence extérieure commune mais d’une
finalité, qu’il s’agisse simplement de partager un moment d’intérêt (une
vidéo amusante), de coopérer à un travail encyclopédique ou de s’affronter
opinion contre opinion dans débats où le ton monte très vite. Au moins
autant que du contenu (les convictions de fait ou de valeur que les
utilisateurs cherchent à faire partager), il s’agit de hiérarchie de
l’attention. Sur le Web 2.0, chacun cherche à faire l’agenda de tous. Et
ceci vaut qu’il s’agisse de faire connaître la vidéo la plus rigolote ou de
prosélytisme religieux.
En ce sens, les réseaux sociaux sont bien des réseaux d’influence à la fois
exhibée et en voie de constitution : chaque micro-acte de participation à la
vie communautaire (ne serait-ce qu’un simple clic d’approbation) contribue à
faire bouger la configuration d’influence.
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