Lobbying : la particularité française

Par : Autres

Le
projet de la loi dite

LME
  (loi de modernisation de
l’économie) met en cause, on s’en doute, nombre d’intérêts. Qu’elle soit
ostensiblement soutenue par M.E.

Leclerc
  ne contribue pas à apaiser
les choses. Les députés se plaignent de n’avoir jamais subi autant de

pressions
: les

lobbies
  semblent déchaînés : faxes
et courriels s’accumulent, le téléphone ne cesse de sonner. Parions que dans
les 15000 amendements déjà annoncés pour la discussion de la loi, il en est
un bon nombre qui refléteront l’aimable suggestion de tel ou tel groupe.


Le député UMP Michel Raison décrit pour l’AFP : “Suivant leur capacité
technique, ils (les

lobbies
) nous susurrent ou nous
envoient des amendements tout rédigés. Un organisme m’en a envoyé 15. Je
n’en ai retenu qu’un”. Des députés révèlent également à la presse une lettre
d’une grande enseigne de bricolage menaçant les PME qui la fournissent : “Si
le gouvernement décide de raccourcir les délais de paiement, nous vous
proposons que vous rachetiez les stocks de votre entreprise présents dans
nos magasins (…). Nous espérons, naturellement, que nos efforts conjoints
de lobbying auprès des parlementaires et membres du gouvernement porteront
leurs fruits”.


Du coup, il est à nouveau question de la réglementation du lobbying déjà
évoquée par le «livre
bleu
» du député Charrié.


Un des problèmes que pose le lobbying en France est celui du mot et de la
chose. Nul ne doute que le groupes de pression existent dans notre pays, ni
qu’ils soient puissants. Des fameux bouilleurs de cru de la III° République
ou du Comité des Forges au lobby des buralistes, notre histoire ne manque
pas d’exemples.


Outre qu’il s’agit d’un anglicisme (il vient du couloir où se tenaient
solliciteurs et pétitionnaires, dans la Chambre de Communes britannique en
1830, avant de traverser l’Atlantique 5 ans plus tard), le mot lobby suscite
des réticences. Quelqu’un qui parlerait du lobby homosexuel, du lobby
israélien (voire comme François Mitterrand, du lobby juif), ou du lobby
franc-maçon ou arménien se ferait soupçonner d’être homophobe, antisémite,
obsédé du complot et vendu aux intérêts des génocidaires révisionnistes. Il
aurait même de fortes chances de se retrouver devant les tribunaux, alors
qu’un Américain déclarera volontiers qu’il fait partie du lobby gay, juif,
comme d’une chose tout à fait honorable. Et il écrira dans la presse qu’il y
a «trop» de lobbyistes autour de

Mc Cain
, ce qui sous-entend qu’il
pourrait y en avoir juste assez.


Rares sont au contraire ceux qui se déclarent lobbyiste chez nous (même si
certains se regroupent en association) : la plupart préféreront se 
présenter comme conseils en relations ou communication publique, juristes…


On préférera donc parler en France de groupes de pression ou groupes
d’intérêts pour désigner toutes les organisations qui tentent de peser sur
la décision publique, et sauf quelques sociologues particulièrement
pointilleux, les trois termes seront synonymes. Dans tous les cas, il s’agit
de collectivités qui se reconnaissent des intérêts communs, qu’ils soient
financiers, identitaires (tels groupes «ethniques») ou de valeurs (un des
premiers groupes de pression reconnus dès les années 20 fut la ligue
antialcoolique) et qui d’autre part se fixe des buts sociaux communs. Nombre
de d’entre eux ne peuvent être atteints ou durablement garantis (dans le cas
des lobbies qui tentent de conserver une situation favorable) que par des
décisions des détenteurs de l’autorité publique. Pour le dire autrement, ce
sont des groupes qui tentent de peser plus que leur poids en tant que
détenteurs d’une fraction de souveraineté. Civiques ou marchands, les
lobbies recourent aux mêmes techniques.


Pour cela, ils utilisent un mélange de savoir-faire «communicationnel» (y
compris celui «de location» de professionnels qu’ils engagent), de capacité
de coordination (par exemple en provoquant une mobilisation d’adhérents et
d’alliés) et de véritable connaissance des réalités. Ils jouent largement
l’effet démultiplicateur en utilisant par exemple les médias pour amplifier
la force de leur position. Une part de leur action consiste à plaider une
thèse (ils «vendent» littéralement leurs proposition au législateur comme la
solution la plus satisfaisante), une autre à utiliser des moyens
institutionnels (soulever des obstacles juridiques, par exemple), une autre
encore à faire sentir discrètement un rapport de force. De tout cela,
résulte le caractère ambigu de leur stratégie entre séduction, plaidoyer,
expertise, négociation, démonstration de puissance, sans parler du cas où
ils recourent à la corruption. Et comme toute stratégie, elle dépend autant
de la connaissance préalable des acteurs en présence et de leur
environnement que de l’habileté à mettre en œuvre des recettes que tout le
monde connaît. Stratégie indirecte, le lobbying n’est efficace ni en
s’emparant d’un pouvoir préexistant, ni par la promotion individuelle de ses
membres (encore qu’il n’en soit pas toujours éloigné), mais par sa capacité
d’influence.


Tout ceci est parfaitement accepté par la tradition américaine où l’on admet
facilement que l’élaboration de la loi doit refléter l’équilibre des
intérêts particuliers, même si certains défendent leurs intérêts un peu
mieux que d’autres. C’est pourquoi le Lobbying Act de 1946 préfère imposer
des impératifs de transparence aux lobbies (enregistrement, déclaration de
leurs commanditaires et objectifs, contrôle financer).


 Dans certains organismes internationaux, le lobbying est accepté voire
apprécié pour ses apports réels : la représentation des points de vue, la
connaissance pratique du dossier et une meilleure anticipation des futures
conséquences de la norme, en particulier de son acceptation sociale et
culturelle. Le règlement intérieur du

Parlement européen
  prévoit ainsi que
les lobbies puissent avoir accès à certaines réunions et informations,
moyennant déclaration et acceptation de certaines règles éthiques.  Les
questeurs tiennent un registre public des personnes accréditées «accéder
fréquemment aux locaux du Parlement en vue de fournir des informations aux
députés dans le cadre de leur mandat parlementaire, et ce pour leur propre
compte ou celui de tiers». Ce qui est une façon élégante de reconnaître la
présence à Bruxelles de 3.000 groupes d’intérêts, et de 15.000 lobbyistes
chargés de s’adresser à 25.000 fonctionnaires européens
La raison de la réticence française envers les lobbies est bien connue :
notre tradition politique imprégnée de rousseauisme privilégie l’idée de
Volonté Générale. Une fois que celle-ci s’est exprimée (ou plus exactement,
pour Rousseau, une fois que la vérité et la raison qu’elle contient ont été
découvertes par la pratique de la démocratie directe), il n’est plus
question d’y revenir et même la minorité doit reconnaître a posteriori
qu’elle avait mal jugé. De plus, les collectivités qui pratiquent le
lobbying étant surtout réunies par des intérêts économiques (et utilisant
des moyens économiques pour faire prévaloir leur point de vue), le soupçon
de corruption ou de trafic d’influences naît facilement au pays des
scandales de Panama et de l’affaire Stavisky.


La fiction d’une démocratie où tout suivrait le processus d’autorité
déléguée  de l’élection à la loi et de la loi à l’acte administratif est de
plus en plus difficile à soutenir. De l’amont à l’aval, de l’élaboration de
la norme à son application, y compris par les éventuelles résistances qui
peuvent aboutir à faire retirer la loi, ce n’est plus la règle. Au
contraire, un mouvement général pousse à la prolifération du lobbying.


Un des facteurs les plus évidents est la prolifération des pouvoirs infra et
supranationaux. Là où il y a régionalisation, décentralisation, mais aussi
réglementation internationale, le lobbying est en meilleure position que
face à un État jacobin. Ne serait-ce que parce qu’il trouve une pluralité
d’interlocuteurs voire de pouvoirs à jouer les uns contre les autres. Par
ailleurs de la réglementation ou de l’autorisation locale jusqu’aux grandes
négociations internationales en passant par l’échelon de la loi, des
conditions douanières et fiscales, des normes techniques, etc les lobbyistes
trouvent de nouveaux terrains d’action. Plus la chaîne des conséquences est
longue (entendez : plus des actes ont des conséquences économiques,
écologiques, sociales ou autres sur des points éloignés, comme c’est le cas
avec la mondialisation) plus il y a de leviers pour le lobbying.
Il profite également de l’affaiblissement général du politique et des grands
schémas idéologiques comme il bénéficie de la conversion des pouvoirs
établis au culte de la gouvernance et de la société civile. La technicité
des problèmes – environnementaux par exemple – joue dans le même sens :
batailles de chiffres et anticipations supposent conflit entre expertises et
interprétations. Plus l’information dont dépend la décision est complexe et
abondante, plus les groupes d’intérêt peuvent les sélectionner dans un sens
favorable à leurs thèses.


La liste des tendances qui expliquent l’éclosion du lobbying pourrait se
prolonger longtemps ; elle devrait aussi comprendre un facteur
«sociologique» : le recrutement des cabinets de lobbyistes se fait beaucoup
chez les anciens quelque chose, anciens des cabinets ministériels, des
organisations internationales, des grandes agences… Il ne s’agit pas
seulement d’une question de carnet d’adresses – encore que cet atout ne soit
certainement pas négligeable : les élites bureaucratiques familiarisées avec
les règles des administrations, leur fonctionnement mental et leurs
compétences sont tentées de rentabiliser ce capital culturel ; de même que
les contrôleurs des impôts à la retraite sont les meilleurs conseillers
fiscaux, ceux qui ont fait la loi ou l’ont préparée savent comment la faire
changer ou la contourner. Des centres d’information américains comme

Sourcewatch
ou

Prwatch
  –sans équivalent en France
-permettent de suivre au jour le jour les activités des professionnels du
lobbying, leurs campagnes et leurs succès. Une transparence dont nous sommes
loin de bénéficier en Europe.

(Source :

http://www.huyghe.fr/actu_553.htm
)