« Etes-vous un habitué des grandes surface ». C’est ainsi que nous nous sommes
adressés à des clients faisant leurs courses, en fonction de l’importance de
leurs chariots. Première surprise : pas un ne s’est déclaré être venu
occasionnellement, tous semblent être des habitués. «Moi, je ne me laisse pas
faire : je sais ce que je veux, j’achète ce dont j’ai besoin et je rentre», nous
dit ce monsieur qui précise à peine qu’il est cadre supérieur. Son chariot
présente : deux caisses d’eau minérale, une caisse de lait, juste quelques
yaourts, et un paquet de taille moyenne qui ne laisse rien deviner. «Je fais
cela, poursuit-il, au rythme de deux fois par semaine, sachant que mes courses
varient d’une visite à l’autre. En tout cas, les viandes et poissons, ce n’est
jamais ici, encore moins les légumes et les fruits». Mais est-ce rentable ?
«C’est-à-dire que cet hypermarché est sur mon chemin de toute façon»,
explique-t-il. C’est donc, pour lui, juste un crochet.
Dans le chariot d’une dame d’un certain âge, on voit : trois cartons d’eau
minérale, une caisse de lait, une bonne quantité d’œufs, et bien des paquets.
«Franchement oui, nous dit-elle, je fais une affaire en venant ici. D’abord, ce
n’est pas tous les jours, c’est juste une fois tous les dix jours ou un peu
moins ou un peu plus. Je trouve ça rentable car, de toutes les manières, je ne
circule qu’en voiture. Plutôt que de faire l’épicier tous les jours, ou les
autres grands magasins deux à trois fois par semaine, autant m’en acquitter du
maximum possible une fois tous les dix ou quinze jours. Mais je sais, grosso
modo, que c’est rentable ; ce qui est sûr, c’est que l’hypermarché m’épargne ce
qu’on a coutume d’appeler ‘‘la course du mois’’, c’est-à-dire les provisions du
mois avec tout ce que cela suppose comme pâtes, concentrés, lait, eau, etc., et
le tout à moindre prix, sinon où est l’intérêt ?».
« Des besoins irréels, imprévus… »
Pourtant, les choses ne sont pas aussi bien gérées qu’on le pense. Un tel père
de famille nous dit : «Pour moi, l’hypermarché, c’est une fois le mois. Je me
dis tout le temps qu’à cent cinquante dinars, j’ai tout ce qu’il me faut. Mais
voilà : je commets tous les mois la même erreur. En me faisant accompagner de ma
fille ou de mon fils –le comble lorsqu’ils sont tous les deux avec moi–, dont je
n’ai pas prévu les caprices, je ne m’en sors plus qu’en me délestant de près de
deux cents dinars. Si l’on peut reprocher quelque chose aux grandes surfaces,
c’est qu’elles suscitent chez certains –les gosses, généralement– des besoins
irréels, imprévus en tout cas».
Le même avis est émis par un autre client : «La grande surface devient un
gouffre pour les femmes : la mienne, par exemple, n’a rien prévu en dehors des
courses ordinaires, mais à la vue d’un tel étalage avec de tels produits,
soudain elle prévoit, pour la visite d’après, d’autres achats qui ne lui sont
pas nécessairement dictés par le besoin, mais parce que ces produits existent
tout simplement, alors pourquoi s’en priver ?…».
On est tenté, ici, de raconter cette petite histoire, mais authentique ; elle a
eu lieu il y a quelques années de là dans une région rurale, à l’intérieur de la
République. C’est une petite bourgade qui ne comptait à l’époque qu’un seul
épicier et qui vendait tout juste les produits de toute première nécessité. Un
jour, il ne savait quelle mouche l’avait piqué de sorte qu’il s’était mis dans
la tête de vendre…des glaces. Quelqu’un lui avait ri au nez à l’idée que si ses
concitoyens fort modestes parvenaient à peine à lui acheter du pain, du lait, de
l’huile et de la tomate, comment allait-il écouler ses glaces. Sa réponse était
: «Je vais créer un besoin». Et contre toute attente, le besoin naquit
effectivement et les gosses du village prirent l’habitude de s’offrir des
glaces. C’est pour dire que la disponibilité de la chose crée (son) besoin.
D’ailleurs, beaucoup soutiennent avec force arguments que les hypermarchés ont
créé de mauvaises habitudes chez le Tunisien moyen : surconsommation, achats
effrénés et donc inutiles, la frime qui consiste à faire comme les gens bien
nantis alors qu’on ne l’est pas, etc. La surconsommation serait due au fait que
la disponibilité, dans le réfrigérateur, d’une bonne quantité de yaourts
(supposés suffire pour les deux-trois jours) pousse les enfants à en consommer à
longueur de journée et quitte à ne plus dîner le soir.
L’abondance crée le besoin
De quoi parlera-t-on ici ? De mauvaises habitudes ? De mauvaise éducation ?
D’absence de garde-fous ? De dérapage incontrôlé ?… Mais le fait est là : tant
que la chose existe à profusion, on la consomme. D’ailleurs, même les adultes ne
se contrôlent pas sur un autre registre : «Je me suis restreint à ne fumer que
dix cigarettes par jour ; mais chaque fois que je commets la bêtise d’acheter un
paquet, eh bien, je le grille en entier le jour même». C’est très facile de
prétendre être bien organisé, rationnel et bon gestionnaire, les fuites en avant
sont parfois tributaires d’un désir, d’un caprice né du moment, ou plutôt de
l’existence de tel produit auquel on n’a pas forcément pensé. «C’est mon cas, je
vous assure !, nous dit une très charmante demoiselle. Je viens ici pour tel
cosmétique dont je sais qu’ailleurs il est plus cher. Mais voilà : je me
retrouve souvent avec deux achats, sinon trois, à la fois. C’est très tentant
ici». Que cela ne vexe pas les responsables des hypermarchés, mais ces grandes
surfaces sont des îles de tentations. Quelqu’un nous dit : «Tout
l’électroménager que j’ai chez moi est fonctionnel, même s’il n’est pas tout
neuf. Or, ma femme, vu les prix qu’on affiche ici, est tentée de tout renouveler
au prétexte que c’est plus beau et nettement moins cher».
Et alors ?… C’est mal, les hypermarchés ? Ou c’est une bonne chose ?… Un
intellectuel nous dit : «Pardonnez-moi de vous le dire, mais je trouve votre
enquête un peu précipitée, c’est comme qui chercherait à savoir son chiffre
d’affaires au milieu de l’exercice. Les grandes surfaces sont une nouveauté chez
nous, c’est très récent. Beaucoup de Tunisiens, notamment les ménages modestes,
vont se casser la gueule avant de se ressaisir, de s’assagir. C’est comme un
enfant qui devrait tomber plus d’une fois de sa bicyclette avant de savoir
guider. Il va encore y avoir des achats superflus, inutiles ; il va y avoir,
chez les gosses, de la surconsommation parfaitement inutile. Mais c’est comme ça
: il faudra un peu de temps pour que la nouveauté devienne mode de vie et une
tradition qui ait ses règles et ses garde-fous».
Mais tout le monde ne pousse pas un chariot devant les pieds. Un spectacle nous
a surpris un moment : c’est celui d’un jeune homme n’ayant presque rien dans les
mains : «Non, je ne suis pas seul, mes parents sont de l’autre côté, ils font
des courses. Ça ?… C’est juste un CD ; je ne sais pas, j’ai vu ça, et ça m’a
dit de l’acheter». Et nous y revoilà : on n’achète pas parce qu’on a prévu ou
programmé tel achat, mais parce que le produit s’est présenté sous les yeux. Et
c’est peut-être là l’art (ou la ruse ?) de la grande surface : avoir sur les
rayons et les étalages toutes les gammes de tous les articles et de toutes les
marques ; bien les présenter et les proposer à des prix imbattables ; l’achat
suivra, immanquablement… Le consommateur dans tout cela ?… Eh bien, il tombera
de sa bicyclette jusqu’au jour où il saura guider…
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