Ingénieurs tunisiens : sortir du moule français


Par Mohamed Fateh 

Le développement
industriel et technologique reste tributaire des ingénieurs. Si les sociétés
européennes ne sous-traitent pas encore (suffisamment) des activités plus
pointues dans le secteur de l’informatique, par exemple, c’est parce que
nous n’avons pas d’ingénieurs en quantité convenable. Et ce, de l’avis d’un
gérant d’une entreprise off-shore spécialisée dans le web. Le développement
de software, de logiciels professionnels, qui profite tant à l’Inde, par
exemple, n’est pas encore d’actualité. Les experts ne sont pas assez
nombreux, et les formations ont (un peu) du mal à suivre. Qu’à cela ne
tienne.


A l’horizon 2011-2012, la Tunisie «produira» 7000 ingénieurs. Il s’agit donc
de doubler les effectifs qui plafonnaient, l’année universitaire 2007-2008 à
3135. Soit nettement mieux qu’en 1987, avec 666 ingénieurs, sortis de nos
«fabriques» nationales. La progression est donc remarquable, même si,
rapportés au nombre total des diplômés, les ingénieurs ne pèsent plus que
5,4% en 2007-2008, contre 14,9% en 1987. Mais le spectre du chômage continue
paradoxalement de planer sur nos diplômés fraîchement émoulus de leur école.
Un journal de la place a du reste souligné l’ouverture de nouveaux Masters
professionnels qui leur sont destinés. Vraisemblablement pour qu’ils
prennent leur mal en patience.

Le système tunisien, largement inspiré du modèle français, connaît donc
aujourd’hui quelques limites. Ce qui n’est pas tout à fait surprenant, dans
la mesure où la France elle-même fait face (depuis longtemps) aux mêmes
problèmes. Dont notamment la difficulté à réaliser la jonction entre marché
du travail et universités, entre besoins réels de l’économie et formation
académique. Même si le niveau scientifique peut être considéré comme
«respectable», les formations, presque exclusivement théoriques, dans des
Grandes Ecoles particulièrement élitistes, ne sont pas nécessairement
connectées aux réalités du marché. Or le modèle français n’est pas unique.

Des puissances économiques comme l’Allemagne, la Suisse, parallèlement aux
filières strictement académiques proposent aussi des formations,
intrinsèquement liées au monde du travail. Qui permettent notamment à des
ouvriers qualifiés, aux connaissances certifiées à la fois par l’expérience
des diplômes, de devenir eux-mêmes ingénieurs. Moyennant évidemment,
quelques années de formation (généralement 3 ans, dans les «Fach Hochschule»
en Allemagne et en Suisse). Les cours dispensés dans ce type d’institution
colleront donc aux besoins de la filière. Pas question de suivre des cours
de physique, quand on compte se spécialiser dans le software, par exemple.
Pas de mécanique non plus, si l’objectif est de former des ingénieurs en
biotechnologie. Ce sera autant d’heures de cours que l’on préférera
consacrer aux subtilités de la branche principale et de ses variations.
Mieux : les cours ne seront pas nécessairement dispensés par un
universitaire sans aucune expérience du monde de l’entreprise, mais par des
cadres qui ont fait leur preuve dans la «réalité» de l’entreprise. Mais ce
qui paraît évident pour les Allemands, ne l’est apparemment pas aux yeux des
autres. Tunisiens y compris.

L’industrie allemande abonde pourtant de personnalités de premier plan qui
ont démarré «au plus bas» de l’échelle. Volkswagen, pour ne citer que
l’industrie automobile, a été ainsi présidé par un ex-ouvrier. Des cas
similaires ne sont guère courants en France. En Allemagne, par contre, les
filières d’apprentissage professionnel permettent de suivre l’évolution de
la carrière d’un simple ouvrier. Pour lui offrir les outils intellectuels
adéquats et le porter très haut dans la hiérarchie sociale. Autant de
facteurs qui permettent aux Allemands d’estimer le travail même manuel à sa
juste valeur. Et pour cause : il y a toujours possibilité d’effectuer des
formations complémentaires, et de grimper dans la hiérarchie. Et qui plus
est, dans un secteur familier et maîtrisé. L’ingénieur allemand peut donc
avoir travaillé quelques années en tant que simple ouvrier dans un domaine
déterminé. Et si le besoin se fait ressentir dans son entreprise, il pourra
toujours opter pour des cours qui le propulseront au sommet. Ce système
renforce donc, de toute évidence, la concordance entre marché du travail et
formation (académique ou professionnelle).

La formation des ingénieurs à l’allemande a donc valeur d’exemple. Mais
serions-nous condamnés à suivre les Français pour une simple question
d’affinités historiques, et donc… datées ?!