La participation d’Hubert Védrine au Premier Forum des Young
Mediterranean leaders (YML) aura eu au moins le mérite de tempérer les ardeurs
des organisateurs et de nombre de participants quant à une construction aisée
d’une union entre les rives d’une même mer, mais que sépare des divergences tant
civilisationnelles qu’économiques.
«Que veut dire la Méditerranée ? Pour le moment, elle ne veut rien
dire», a déclaré M. Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires
étrangères, à la clôture samedi 18 octobre à Tunis du Forum. «La
Méditerranée est un concept, un projet à construire, elle n’est pas un
acquis». Sans tomber dans un pessimisme exagéré, Hubert Védrine a soulevé
avec la franchise et le réalisme politique qu’on lui connaît, qui prouvent
une maîtrise réelle des données sur terrain, des thématiques qu’on a omises
ou pris soins de ne pas aborder. Les soucis des organisateurs étant
éventuellement de débattre de ce qui fédère les pays méditerranéens plutôt
que de ce qui les sépare.
Soyons réalistes, ce n’est pas en évitant soigneusement de mettre à nu
les antagonismes existants au niveau de cette zone, importante sur le plan
géostratégique, qu’ils n’existent plus. Peut-on parler Méditerranée sans
parler du conflit israélo-palestinien ? Sans parler du clash des
civilisations et sans soulever la question de l’Union maghrébine ? Peut-on
en parler sans aborder les approches européennes quant au projet de l’Union
méditerranéenne et qui, d’après Védrine, ne vont pas toutes dans la même
direction ? «Nous sommes en plein clash de civilisations, tonne Hubert
Védrine, d’après une étude américaine, l’immense majorité des Arabes a une
image détestable du monde occidental et des Juifs, pour appeler les choses
par leurs noms, et l’immense majorité des Occidentaux a une vision
épouvantable du monde arabo-musulman. Cela ne veut pas dire que cette
situation doit dégénérer en conflits».
Le rôle des jeunes leaders et des initiatives, tel le YML serait, selon
lui, de refuser l’engrenage du clash des civilisations. Et peut-être qu’à
force de mal aller tout ira bien. Rien n’est statique, les choses peuvent
s’améliorer grâce aux changements qui pourraient être opérés dans des pays
comme l’Iran ou ceux du Golfe arabo-persique. Grâce également à une solution
équitable et acceptable du conflit du Moyen-Orient sans oublier la nécessité
d’un changement d’orientation de la politique étrangère américaine. «Il ne
faut pas attendre des miracles de l’Union pour la Méditerranée», assure
l’ancien ministre français des Affaires étrangères. Car pour concrétiser un
projet aussi lourd, il faudrait tout d’abord que les dirigeants de la rive
nord s’entendent sur les mêmes objectifs et les mêmes intérêts dans le sud
alors qu’à ce jour chacun tire l’eau à son propre moulin. Toutes ces
difficultés, et peut-être à cause d’elles, rendent la démarche des Yméliens
nécessaire. Croit-on aujourd’hui qu’une Méditerranée qui communique, qui
dialogue est nécessaire pour la survie de la région ? Pour la constitution
d’une association forte face aux différents groupements qui se constituent
partout dans un monde qui évolue dans une vision multipolaire (Asie,
Amérique latine, Proche-Orient, Afrique) et où les ensembles régionaux se
renforcent de plus en plus ? «Oui, assure M. Védrine, à condition d’avoir
des approches objectives et réalistes du projet méditerranéen».
Y croire ? Ne pas y croire…
«Nous pensons que si le président de la République (Nicholas Sarkozy)
croit réellement au projet de l’Union pour la Méditerranée, il faudrait
qu’il adopte la même position que le président De Gaulles en 1945 qui avait
créé à Paris, dans un lieu prestigieux, la Maison d’Amérique latine. Nous
sommes donc en train de persuader le gouvernement d’aménager à Paris un lieu
de plusieurs milliers de m2, pour une maison pour le Monde méditerranéen».
C’est ainsi que s’est exprimé Jean-Louis Guigou, délégué général de
l’Institut français de Prospective économique, appelant les associations
diverses (ATUGE, Association marocaine des Grandes Ecoles et autres) à se
constituer en clusters et organiser des rencontres entre leaders des deux
rives pour débattre de problématiques réelles comme l’eau, la sécurité
alimentaire, la réforme de la politique agricole, l’environnement et mettre
ensemble des plans communs. «Nous croulons sous la masse des diagnostics et
des recherches académiques, nous avons des tonnes de documents sur l’eau et
sur l’énergie. Les fonctionnaires ne pourront pas transformer ces études en
projets concrets. C’est le rôle des chefs d’entreprise, des élites et des
cadres qui ont du professionnalisme et du militantisme», affirme Jean-Louis
Guigou.
L’échéance de juillet 2010, date qui rassemblera les chefs d’Etat
méditerranéens à Madrid ou à Alexandrie, autour du projet de l’UPM (Union
pour la Méditerranée) sera de ce point de vue décisive, car les décideurs
attendent des projets concrets de la part de la société civile alors même
que le secrétariat général pour l’UPM éprouve des difficultés à se mettre en
place.
2010 représentera donc une opportunité importante pour le YML qui pourra
soumettre aux dirigeants de l’Union pour la Méditerranée de propositions
allant dans le sens des intérêts communs des pays méditerranéens.
Loin du realpolitik ‘‘védrinien’’ et de l’approche institutionnelle de
Guigou, Marouan Mabrouk, homme d’affaires tunisien, estime, pour sa part,
qu’une organisation qui associe les secteurs privés du Nord et du Sud peut
être très utile. «Si nous devons à chaque fois attendre que les
gouvernements interviennent et avec tous les problèmes qui existent entre
eux, il va falloir attendre indéfiniment. On ne se rend pas compte de
l’absurdité engendrée sur le plan économique par l’absence d’intégration au
niveau de nos pays», déclare-t-il. Il appelle à ce propos à ce qu’on arrête
de faire des constats et qu’on essaye tout simplement activement, et sur un
plan concret entre privés, de mettre en place des projets communs à
l’échelle régionale et ne pas s’arrêter aux accords bilatéraux. «C’est ainsi
que nous gagnerons en organisation et en efficience sans oublier l’Afrique
qui représente un potentiel très important pour la Méditerranée ; nous ne
devons pas construire un mur avec l’Afrique, affirme-t-il. L’idée de
construire un Maghreb ou une Méditerranée n’est pas du tout antagonique avec
le développement des échanges et des relations avec l’Afrique, tout au
contraire, le Maghreb, s’il se fait, pourrait être un relais entre la rive
nord de la Méditerranée et l’Afrique».
Dans le discours qu’il a prononcé à la fin du Forum, Hakim Karoui,
initiateur de YML avec Jérôme Cohen, directeur général de la Revue Regards,
a affirmé que pour construire la Méditerranée, l’approche sera pragmatique,
ambitieuse et audacieuse. ‘’L’éloignement entre les deux rives est-il une
fatalité ?’’, s’interrogent-ils dans un éditorial où ils parlent de la
conviction de la nouvelle génération de rapprocher les liens distendus en
dialoguant et en agissant.
La question qui se pose cependant est de savoir s’il est facile, et pour
les initiateurs du YML et pour les leaders du Sud, de dépasser les clivages
culturels et religieux ? Si une meilleure intégration économique est
possible dans un contexte économique international où les inégalités ont
tendance à se creuser de plus en plus et en l’absence des véritables
décideurs. Ceux qui agissent sur les lois et les règlementations, c’est-à
dire les Etats.
Des questions se posent également au niveau des thématiques discutées
lors des ateliers organisés dans le cadre du forum et qui ont concerné :
– l’épargne des migrants et son orientation vers l’investissement,
– la gestion des flux migratoires, immigration choisie ou co-choisie ;
– les investissements des pays du Golfe peuvent-ils aider à construire la
Méditerranée ?
– l’implication des diasporas dans le développement économique ;
– l’offshoring et le développement croisé dans les technologies de
l’information.
Le choix même de ces thématiques exclut partiellement des préoccupations
plus importantes au niveau des riverains du Sud. Des questions économiques
délicates, telles l’intégration économique par la libre circulation des
capitaux financiers, la transmission du savoir et des nouvelles
technologies, la libre circulation des investissements industriels et du
capital humain, ont-elles été bien analysées par les participants? Les
questions concernant les priorités des pays du nord suivant leurs intérêts
économiques et géostratégiques dans des optiques tout à fait locales et
accordant la primeur aux intérêts, dans un premier temps nationaux et dans
un second temps européens, n’ont pas été citées.
Dans cette optique, l’on voit mal à quoi servirait un forum de YML dont
le regard est tourné plus vers le Nord que vers le Sud.
Mais comme le dit si bien un proverbe français : «C’est par degrés qu’on
monte en haut de l’escalier». Espérons qu’on ne trébuchera pas en cours de
route.