Le monde ne pourra pas changer si nous ne changeons pas les
lunettes qu’on utilise pour le regarder. Ces lunettes sont trop centrées sur le
PIB et son taux de croissance (cf. par exemple la commission Attali), devenus
les buts ultimes et uniques de l’action politique, sorte de veaux d’or des temps
modernes, adorés aussi bien «en haut» qu’«en bas», censés régler tous nos
problèmes et nous garantir mécaniquement richesse, progrès et bien-être.
Or, comme tout indicateur, le PIB, on le sait bien, n’est pas neutre ! Il
traduit une analyse de la réalité à travers un prisme particulier, exclusivement
quantitatif, économique et dénué de considérations qualitative ou citoyenne,
comme le niveau de santé, d’éducation ou d’engagement associatif, le degré de
violence, l’intensité des inégalités socio-économiques ou encore la qualité de
la pratique démocratique.
Il ne prend pas en compte les dégradations de l’environnement et de l’humain
(qui pourtant font aussi partie de notre richesse) causées par nos modes de
production et de consommation : pollutions de la nature et de notre nourriture,
épuisement des ressources naturelles, réchauffement climatique, maladies et
accidents du travail,… Pire, il valorise ces dégradations et il les valorise
même doublement, en comptabilisant à la fois l’activité économique de ceux qui
les provoquent et celle de ceux qui les «réparent»….
Il donne aussi une prime à des évolutions sociétales certes créatrices
d’activités économiques, mais qui ne sont pas pour autant l’expression d’une
société qui va bien : développement de la vidéosurveillance, de la vente
d’armes, des services de sécurité privés, des procès et frais d’avocats, des
psychologues et autres médecins de l’âme, de la consommation de médicaments, de
la souscription d’assurances pour tout et n’importe quoi, des services de crédit
à la consommation, de la fréquentation de fast-foods,…
Mais les temps changent (enfin !) : petit à petit, il se dessine un consensus
autour de l’idée que la croissance du PIB est insuffisante à rendre compte du
développement humain et de l’amélioration du bien-être.
Le Président Sarkozy a d’ailleurs lui-même reconnu cet enjeu de «politique de
civilisation», en créant début 2008 une commission pour travailler sur les
indicateurs de mesure de la croissance, regroupant deux Prix Nobel d’économie
(Joseph Stiglitz et Amartya Sen) critiques sur l’orthodoxie libérale.
Les décideurs commencent ainsi à comprendre qu’au lieu de chercher à adapter
la réalité à l’outil existant (le PIB) par une extension illimitée du domaine de
la marchandise, il est préférable de construire et d’employer de nouveaux
indicateurs correspondant mieux à une réalité qui n’est plus celle des Trente
Glorieuses.
Il existe d’ailleurs d’autres indicateurs qui rendent bien mieux compte de la
richesse globale (économique mais aussi sociale et environnementale) d’une
société et qui donnent d’ailleurs des résultats souvent différents de ceux basés
uniquement sur le PIB.
L’enjeu est aussi simple que colossal : modifier le rapport à la richesse (et
indirectement à la réussite) de la puissance publique, des entreprises et des
citoyens ; passer d’une vision monolithique centrée sur le critère économique à
une vision plurielle économie/social/environnement.
Mais la prise de conscience et l’envie d’agir ne sont pas encore suffisantes
pour que ces indicateurs alternatifs soient pris vraiment au sérieux et utilisés
concrètement pour fixer des objectifs et fonder de l’action politique.
Patrick Viveret, conseiller à la cour des comptes, auteur en 2002 d’un rapport de référence sur le sujet «Reconsidérer
la richesse», a accordé récemment à Libération une interview très intéressante sur ce sujet,
version courte (écrite) ou
version longue (audio, 20 min).
Pour approfondir, voir le livre les
nouveaux indicateurs de richesses de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice paru aux éditions La Découverte en juin 2007 (nouvelle édition). A voir aussi
le blog de Jean Gadrey, largement consacré à ce sujet.
A noter aussi que le 22 avril prochain, se tient à la fois
la première réunion de la commission Stiglitz / Sen ainsi que la première
rencontre du “forum pour d’autres indicateurs de richesse” initiative
collective menée pour contrebalancer la commission voulue par Sarkozy (et
ouverte au public).
(Source :
http://www.lafronde-economique.info/article-18720638.html)