A la suite de la publication de notre dossier sur la finance
islamique, nous avons reçu une copie du rapport remis le 13 novembre 2008 à
Paris Europlace par Elyès Jouini, Professeur à l’Université de Paris Dauphine et
Olivier Pastré, Professeur à Paris VIII Saint-Denis, sur les enjeux et
opportunités du développement de la finance islamique pour la place de Paris.
Les auteurs proposent 10 réformes pouvant permettre à la place de Paris
d’acquérir un leadership mondial en matière de Finance Islamique et attirer 100
milliards d’euros de cet «immense gisement d’épargne stable».
Les auteurs soulignent notamment que «la crise financière actuelle donne à la
Finance Islamique une actualité qu’elle n’avait pas il y a de cela quelques
mois. Les capitaux gérés ou susceptibles d’être gérés selon les principes de la
Finance Islamique vont connaître une croissance rapide et durable. Par ailleurs,
le fait que la philosophie de la Finance Islamique repose à la fois sur un
investissement dans la durée et sur le partage du risque financier fait de ce
type de modèle financier un modèle particulièrement adapté à la période que nous
vivons».
Synthèse du rapport
«Quand ton frère se ruine, que sa main chancelle près de toi. Soutiens-le :
métèque ou habitant, il vit avec toi. Tu ne prendras de lui, ni usure ni
intérêt» Ancien Testament, Lévitique, 25, 35-37.
Quand cette mission nous a été confiée, en avril 2008, l’indice Dow Jones
était encore à 12.500 points, le baril de pétrole culminait à 120 dollars et
l’écrasante majorité des experts, des professionnels et des politiques croyaient
encore que la crise que nous traversons était une crise des «subprimes» et
qu’elle se dénouerait tout naturellement au prix de quelques sacrifices
marginaux.
La situation aujourd’hui est toute autre. La planète entière a pris
conscience de l’ampleur de la crise actuelle (et pêche même parfois par excès de
dramatisation). Cette crise remet en cause toute une série de paradigmes, aussi
bien au niveau macroéconomique qu’au niveau microéconomique. Au niveau
macroéconomique, cette crise fait prendre conscience que le point d’équilibre de
l’épargne mondiale s’est déplacé au cours des dix dernières années et s’est
durablement équilibré autour des pays émergents qui ont accumulé, et qui vont
durablement accumuler, des réserves de change (environ 5.000 milliards de
dollars au début de 2007), pays qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent et
doivent participer à la définition des conditions de la sortie de crise.
Au niveau microéconomique, on peut considérer que certains développements
récents de l’économie financière se trouvent profondément remis en cause par la
crise actuelle. Ainsi en est-il, par exemple, de certaines activités de marché
mais, plus généralement, de certains business models bancaires. Il est certain
ainsi qu’à l’avenir les activités de banque commerciale et les activités
bancaires inscrites dans la durée devraient retrouver une place dans le
financement des économies qu’elles n’auraient peut-être jamais dû perdre.
Ce double changement de paradigme donne à la Finance Islamique une actualité
qu’elle n’avait pas il y a de cela quelques mois. Les capitaux gérés ou
susceptibles d’être gérés selon les principes de la Finance Islamique vont
connaître une croissance rapide et durable. Par ailleurs, le fait que la
philosophie de la Finance Islamique repose à la fois sur un investissement dans
la durée et sur le partage du risque financier fait de ce type de modèle
financier un modèle particulièrement adapté à la période que nous vivons.
Encore faut-il savoir de quoi l’on parle. La Finance Islamique soulève des
interrogations et suscite des incompréhensions, voire des mécanismes de rejet,
qu’il faut commencer par clarifier :
1) La Finance Islamique partage avec la Finance «conventionnelle» de
nombreuses racines.
2) La Finance Islamique est profondément hétérogène et ne correspond pas
ainsi, la plupart du temps, aux présentations caricaturales qui en sont faites.
3) La Finance Islamique ne participe, pas plus que la Finance
«conventionnelle», au financement du terrorisme (qui évite, autant que faire se
peut, toute forme de finance régulée).
On pourrait multiplier les contrevérités trop souvent véhiculées sur la
Finance Islamique. Mais la première de ces contrevérités, à laquelle nous nous
sommes efforcés d’apporter un démenti, vise à faire croire que la Finance
Islamique occupe une place marginale dans la finance mondiale. On peut
considérer que la Finance Islamique représente aujourd’hui un marché de 700
milliards de dollars (soit autant que le «plan Paulson» et presque autant que le
marché des «subprimes») et nous estimons que, à l’horizon 2020, ce marché
devrait représenter 1.000 milliards d’euros (soit, à titre de simple mise en
perspective, l’équivalent du tiers des fonds propres de l’ensemble des banques
mondiales en 2007 ou l’équivalent de la moitié de la capitalisation boursière de
la Place Financière de Paris aujourd’hui).
Ces quelques chiffres témoignent de l’intérêt qu’il y a à se préoccuper de la
place que la France pourrait jouer dans le recyclage, d’une part au moins, de
cet immense gisement d’épargne stable. Les avantages pour la France de jouer un
plus grand rôle dans la gestion de cette épargne sont évidents, au-delà des
intérêts stricts de la Place Financière de Paris :
– assurer un meilleur financement de la balance des paiements ;
– assurer, dans de meilleures conditions, le financement à long terme de
l’économie ;
– participer à la création d’emplois, pour la plupart qualifiés (l’industrie
financière constituant, en France, l’industrie la plus créatrice d’emplois à ce
jour) ;
– assurer un meilleur positionnement de la France par rapport à certaines
régions (Moyen-Orient mais aussi Asie du Sud-est).
Mais les avantages, pour la Finance Islamique, de faire le choix de Paris
(par rapport à Londres) sont, eux aussi, nombreux :
– diversifier ses risques, en opérant sur des places financières aux profils
très diversifiés ;
– diversifier ses sources d’expertise, en profitant des nombreux efforts de
modernisation entrepris par la Place Financière de Paris (notamment en matière
de formation) ;
– mieux se positionner par rapport à l’euro, dont le statut de monnaie
internationale s’affirme chaque année.
Que faire pour dynamiser le développement de la Finance Islamique en France ?
Tout d’abord, il est toute une série d’erreurs à ne pas commettre. La première,
et la plus importante d’entre elles, reviendrait à nourrir un complexe
d’infériorité par rapport à Londres sur ce segment de marché. Londres ne dispose
que d’un seul avantage compétitif, surestimé mais réel, évident par rapport à
Paris, celui de la langue. Cet avantage peut être, en partie au moins, compensé.
Pour le reste, Paris dispose d’atouts que la Place Financière n’a peut-être, à
ce jour, pas suffisamment mis en avant :
– un droit romain plus proche du droit islamique que ne l’est, a priori, le
droit anglo-saxon ;
– une expérience ancienne et confirmée de partenariats avec les régions dans
lesquelles la Finance Islamique se développe le plus rapidement, notamment les
pays du Golfe (banques consortiales, joint-ventures, …) ;
– une population musulmane trois fois plus importante en France qu’en Grande
Bretagne ;
– un positionnement privilégié dans la gestion des transactions en euro ;
– une plateforme technologique (NYSE Euronext) plus internationalisée que
celle de Londres.
Mais il est un autre avantage compétitif dont dispose Paris sans en avoir
profité à ce jour. Compte tenu de la proximité culturelle de la France avec les
pays musulmans, notre pays pourrait : 1) acquérir le leadership mondial en
matière de Finance Islamique au prix d’un petit nombre de réformes (dix tout au
plus) ; 2) ce faisant dériver vers la Place Financière de Paris des capitaux
dont le montant peut être évalué, en première approximation, à 100 milliards
d’euros. Ces réformes sont les suivantes :
1) Un important effort de communication de la part de la Place Financière de
Paris en direction des pays où la Finance Islamique se développe le plus
rapidement.
2) Un encouragement donné à l’implantation d’une ou plusieurs institutions
financières islamiques, banques et compagnies takaful, en France.
3) La création d’un indice boursier islamique par NYSE Euronext.
4) Le développement accéléré de formations en matière de Finance Islamique,
en partenariat avec des structures existant dans les pays musulmans.
5) La création, au sein de NYSE Euronext, d’un compartiment dédié aux sukuk
suivie d’une ou plusieurs émissions privées de sukuk.
6) Le développement de la collecte de l’épargne des Résidents Musulmans en
France, dans le prolongement du rapport Milhaud sur ce thème.
7) La suppression de la double taxation en matière de publicité foncière et
de droits d’enregistrement dans le cadre d’opérations d’achat-revente sans
intention spéculative. Déductibilité de la rémunération et confirmation de
l’absence de retenue à la source.
8) La réforme de la réglementation concernant la fiducie, réforme jugée, par
ailleurs, indispensable.
9) L’exonération de la garantie des vices cachés dans le cadre d’achat/vente
simultanés et la possibilité de cession à titre civil de garanties.
10) La réforme des conditions de refinancement en matière de crédit-bail.
Un certain nombre de ces réformes peuvent apparaître techniques et sont
d’ordre juridique. Ces réformes sont indispensables et simples à mettre en
œuvre. Par ailleurs, elles participent pleinement à la modernisation de notre
cadre juridique national, indépendamment de leur intérêt pour le développement
de la Finance Islamique en France.
Il est clair que ces réformes n’ont pas toutes le même poids. Au terme de
cette mission, s’il en était une qui revêt à nos yeux un caractère prioritaire,
ce serait celle concernant la communication (Proposition Nº1). La France
méconnaît la Finance Islamique et la Finance Islamique méconnaît la France. Il
faut rapidement mettre un terme à cette double ignorance.
Parmi les réformes proposées, il en est certaines qui demandent un certain
laps de temps pour être mises en œuvre de manière complète (Réformes Nº1, 2, 5
et 6). Ceci doit contribuer à accélérer le démarrage de cette mise en œuvre.
Mais il est aussi des réformes (Réformes Nº3, 4, 7, 8, 9 et 10) qui pourraient
être opérationnelles dans le mois, voire dans les semaines, à venir. Si le
Gouvernement et les professionnels jugent utiles de développer la Finance
Islamique en France, il est possible d’agir au plus vite dans ces domaines.
La plupart de ces réformes peuvent se faire à coût budgétaire nul pour le
Gouvernement et pour les professionnels (Réformes Nº 2, 5, 6, 8, 9 et 10). Pour
les autres, le coût de la réforme se chiffre en centaines de milliers d’euros
(Réformes Nº1, 3, 4) et, au pire, en millions d’euros (Réforme Nº7). Compte tenu
des enjeux de ce dossier, ce coût peut être considéré comme dérisoire.
Un mot pour conclure. Ce n’est pas la Finance Islamique, à elle seule, qui
permettra à la planète Finance de sortir de sa crise actuelle et à la France de
s’exonérer d’autres réformes indispensables pour améliorer sa compétitivité. La
Finance Islamique doit, par ailleurs, continuer à se réformer pour s’adapter
plus harmonieusement au financement de l’économie mondiale. Il n’empêche. Le
développement de la Finance Islamique, telle qu’elle existe aujourd’hui,
constitue, pour notre pays, une opportunité unique de faire face à la crise et
de préparer son avenir.
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