Né à Alexandrie (grand-père libanais, mère copte, père
français d’origine grec-chypriote), Paul Balta est un pur produit de l’Orient
cosmopolite d’antan. Journaliste, écrivain, il n’a jamais été aussi actif que
depuis qu’il a quitté Le Monde où il mena une longue carrière.
Maghreb, Proche-Orient, Islam, Méditerranée… sur ces sujets, il n’a cessé de
réfléchir et d’écrire. Entretien!
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Après avoir travaillé longtemps au quotidien Le Monde, quel a été votre état
d’esprit en le quittant ? Et comment jugez-vous son évolution aujourd’hui ?
Pour beaucoup le journal est méconnaissable…
Paul Balta : Je suis entré au Monde en 1970, au service Proche-Orient
que dirigeait Eric Rouleau. J’ai été correspondant du Monde au Maghreb, de
la Libye à la Mauritanie, basé à Alger, de 1973 à 1978. Au retour, j’ai été
nommé chef de la rubrique Maghreb, mais j’ai continué à m’occuper du
Proche-Orient. C’est moi qui ai «couvert» la révolution iranienne d’octobre
1978 à mai 1979. En l985, j’avais deux possibilités : devenir chef de la
rubrique Proche-Orient puisque Rouleau venait d’être nommé ambassadeur à
Tunis, ou prendre une préretraite. Comme je faisais des journées très
longues (6h30 à 17h et souvent 20h pour des réceptions ou des
conférences-débats) et que j’écrivais des livres seul ou avec mon épouse
Claudine Rulleau, je sacrifiais très souvent mes week-end et une partie de
mes vacances.
J’ai donc opté pour la préretraite. Le journal a conservé sa qualité sous
la direction d’André Fontaine. J’avoue que très vite, après le départ
d’André Fontaine à la retraite et sous la direction de Jean-Marie Colombani
qui s’était attribué un énorme salaire et voulait faire des économies sur le
dos du journal et des journalistes, le quotidien a commencé à dégringoler !
Certes, un journal évolue, se transforme. Mais force est de constater que
Le Monde n’a plus l’expertise d’avant sur les problèmes du Maghreb, le
Moyen-Orient et, pour ainsi dire, du monde arabe. A quoi attribuez-vous ces
choix ?
En faisant des économies, Colombani s’est privé des vrais spécialistes. À
titre d’exemple, Le Monde était le seul quotidien qui avait trois arabisants
à la rubrique Proche-Orient, Eric Rouleau, Jean Gueyras et moi. Après nos
trois départs, cela n’a plus été le cas. De même pour les autres grandes
rubriques (Afrique, Amérique latine, etc.). En outre, la direction a
supprimé de nombreux postes de correspondants, notamment à Alger, Tunis,
Rabat, ainsi qu’au Caire et à Téhéran. Mouna Naïm, nommée correspondante à
Beyrouth, est supposée couvrir l’ensemble du Proche-Orient. C’est rarement
le cas.
Néanmoins, avec la nomination comme directeur d’Éric Fottorino en 2008,
la qualité du journal s’améliore, mais il reste encore du chemin à
parcourir. En particulier en ce qui concerne le monde arabe. Un exemple :
les articles du Figaro sur l’Arabie saoudite sont plus nombreux et bien
meilleurs que ceux du Monde.
Vous venez d’écrire un livre sur Islam et islamisme, avec votre femme
Claudine Rulleau. Quel état des lieux dressez-vous ?
L’islamisme contre l’islam est un thème complexe, riche en contradictions
et en paradoxes. Quel bilan peut-on dresser ? Quelles conséquences découlent
de l’apparition puis du développement des thèses et des actions des
islamistes et d’Al Qaida, chez les musulmans eux-mêmes tout d’abord puis
chez les autres ? On ne se rend souvent pas compte en Occident en général et
en Europe en particulier que les musulmans sont, sur tous les plans, les
premières et les plus nombreuses victimes des attentats islamistes. Même si
une infime minorité les approuve et s’y rallie, les réactions vont de la
colère à la tristesse, du dégoût de leurs coreligionnaires violents et
terroristes à l’abattement.
Pour marquer leur désapprobation, certains vont jusqu’à se déclarer
”musulmans islamophobes” ; quelques-uns abandonnent leur pratique
religieuse, d’autres se convertissent, le plus souvent secrètement ; de
l’avis de tous les spécialistes, il est difficile de chiffrer ces
conversions. L’islamisme joue là parfaitement contre l’islam. Ce n’est sans
doute pas un hasard si de vifs débats ont lieu entre les dirigeants de
l’islamisme radical dont certains, conscients qu’il décourage de nombreux
croyants, prônent l’abandon de la violence, du jihad armé et des attentats.
Même s’il faut nuancer constamment le propos, souvent en Occident –et
notamment en France– on parle de l’islam alors qu’on pense islamisme. Quelle
explication donner à cette confusion ?
D’abord, n’oublions pas qu’en France, depuis le XIXè siècle, la
définition la plus courante de l’islamisme, «islam» ou «doctrine de
l’islam», était donnée par les dictionnaires usuels, par analogie avec
judaïsme et christianisme. Ce fut le cas jusqu’au début des années 1970. En
effet, elle a été jugée «vieillie» après que les Frères musulmans, dont
l’organisation a été fondée en Égypte par Hassan Al Banna en 1928, eurent
forgé le néologisme islamiyyoun, islamistes, en 1970, pour affirmer leur
spécificité militante. Ils ont été la matrice de la plupart des mouvements
islamistes dont le plus violent est Al Qaida, constitué en 1988.
Les dictionnaires donnent donc la définition suivante de l’islamisme :
«Désigne les courants les plus radicaux de l’islam qui veulent faire de
celui-ci non plus essentiellement une religion, mais une véritable idéologie
politique par l’application rigoureuse de la charia (loi islamique) et la
création d’États islamiques intransigeants».
Les attentats du 11 septembre 2001 ont incontestablement renforcé en
Occident l’islamophobie. Cela dit, il faut bien admettre que les Européens
ne connaissent guère l’islam et s’en méfient. Ils ont donc tendance à
confondre islam et islamisme. Certains vont même jusqu’à poser l’incroyable
équation : arabe = musulman = islamiste = terroriste. C’est pour contribuer
à clarifier les choses que nous avons écrit notre livre.
A travers certains discours de part et d’autre, on a le sentiment qu’on
est entré dans une «culture du choc de civilisations». Pensez-vous que l’on
s’achemine vers ce choc frontal ?
Il me paraît fondamental de rappeler un fait trop souvent occulté : le
paradoxe américain. En effet, au milieu du XXème siècle, les États-Unis ont
soutenu, pour des raisons politiques et économiques, les Frères musulmans et
d’autres mouvements de la même mouvance contre les dirigeants nationalistes.
Puis ils ont financé et aidé les talibans contre l’URSS. Victimes d’un
tragique retournement de l’histoire, ils ont subi le 11 septembre 2001. Ils
ont alors dénoncé ”l’axe du mal”, souscrit à la thèse du ”choc des
civilisations” de Samuel Huntington et déclaré la guerre à Al Qaida. Leurs
erreurs ont, hélas ! contribué à certains égards à renforcer l’influence d’Oussama
Ben Laden.
N’oublions pas non plus que George W. Bush a commis une erreur gravissime
en accusant Saddam Hussein d’être un allié d’Al Qaida alors qu’il en était
le principal adversaire. En intervenant en Irak en 2003, les États-Unis ont
contribué à y introduire les kamikazes d’Al Qaida. Cette guerre et leur
soutien quasi-inconditionnel aux Israéliens ont eu des conséquences
déplorables dans le monde arabe et contribué au «choc des civilisations».
S’oriente-t-on vers un «choc frontal» ? À ce propos, je voudrais citer un
passage de l’interview accordée au quotidien El Watan, par Mgr Ghalib Bader,
né en Jordanie qui vient d’être nommé par le Vatican, archevêque d’Alger, en
remplacement de Mgr. Tessier. Il déclare : «Je ne crois pas au choc, à la
confrontation des civilisations, des religions. C’est la complémentarité des
civilisations qui a fait l’histoire de notre monde. Chaque civilisation
apporte sa touche. Ce fait de la complémentarité est plus que jamais
aujourd’hui une nécessité si l’on se réfère à la déliquescence des valeurs,
au climat tendu, en raison des crises aiguës qui secouent la planète. La
confrontation ne sert qu’à détruire la paix et Dieu seul sait combien on a
besoin de cette paix par les temps troubles qui courent. Remarquez qu’une
seule civilisation dans le monde serait monotone. Dans un orchestre, tous
les instruments sont nécessaires pour avoir une belle symphonie.
L’enrichissement réciproque entre toutes les cultures est un bel avantage,
un atout inestimable».
Au terme de votre réflexion, pensez-vous que le radicalisme islamique
d’aujourd’hui soit d’une nature différente par rapport à ce qui a existé
dans le passé et surtout qu’il soit en mesure de cannibaliser l’islam ?
Dès le début et tout au long de son histoire, l’islam a connu des accès
de fièvre. Un mouvement pendulaire n’a cessé d’osciller entre deux tendances
: celle des rigoristes qui mettent l’accent sur l’unité de la oumma,
communauté des musulmans (de oumm, la mère) et une application sans
concession des règles religieuses ; celle des «régionalistes» qui
privilégient les traditions locales, les spécificités ethniques et les
valeurs plus tolérantes de la patrie commune. La première, plus
intransigeante est celle du royaume d’Arabie, adoptée au IXème siècle,
toujours en usage. Il y eut plusieurs dynasties rigoristes, entre autres
celle des Almohades, au Maghreb, qui régna de 1130 à 1269, et imposa elle
aussi une morale rigoureuse. Sans oublier les redoutables nizaris (les
«Assassins» des chroniqueurs des croisades) qui firent de l’assassinat
politique terroriste un mode de gouvernement en Syrie et en Iran du XIème au
XIIIème siècle.
Depuis 1928, les Frères musulmans ont été la matrice de la plupart des
mouvements islamistes dont le plus violent est Al Qaida. Toutefois, aucun
mouvement musulman n’a pratiqué un terrorisme de l’envergure de celle d’Al
Qaida et de ses adeptes. Je reprends un passage de notre livre. En effet, on
peut difficilement établir des pronostics sur l’avenir des mouvements
radicaux et d’Al Qaida. Selon plusieurs chercheurs dont Adel Bakawan, de
l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, le recrutement des
jeunes jihadistes a changé au cours des ans : on en est à la troisième
génération. Les nouveaux venus, selon lui, ne se soucient plus de débats
théologiques : ils adhèrent à la doctrine d’Al Qaida «en raison de ce qu’ils
perçoivent comme l’humiliation des musulmans dans le monde –la prison de
Guantanamo, celle d’Abou Ghraib en Irak, ou la situation en Palestine–
c’est-à-dire pour des motifs plus sentimentaux qu’idéologiques». (Le Monde,
10 mars 2008).
Ajoutons que les dérives purement criminelles (enlèvements contre rançons
par exemple) de plusieurs groupes ne relèvent d’aucune conduite idéologique
ou religieuse. Dirigeants politiques et spécialistes sont partagés sur
l’attitude à adopter : négocier ou non et avec qui ? Le Canadien Eric
Margolis, un des meilleurs experts de l’Asie, écrit : «Il ne peut y avoir de
solution militaire (…). Il faut donc sortir du piège en donnant une
représentation politique et même en ouvrant une négociation avec les
ennemis, les talibans». D’autres spécialistes occidentaux estiment aussi
qu’il faudrait tenter de négocier avec les talibans modérés pour isoler les
chefs d’Al Qaida.
Au fond, pourquoi l’islamisme a-t-il pris une telle importance ces
dernières années ? Est-ce dû à l’absence de démocratisation dans les pays
arabes et musulmans ? Précisez-nous votre analyse ?
Les thèses islamistes ont pu s’appuyer sur une revendication sociale et
économique non satisfaite par les premiers gouvernements «laïcs» de pays où
l’islam est pourtant en principe «religion d’État». Ces régimes parfois
autoritaires, voire dictatoriaux, n’ont guère laissé d’opposition politique
se développer : pas de locaux pour se réunir, pas de journaux, pas de partis
politiques reconnus ou un parti unique. La mosquée est souvent devenue le
seul lieu de réunion, de discussion et d’expression que les pouvoirs en
place ont eu des difficultés à contrôler et à contrer. Des religieux
extrémistes en ont profité.
Il ne faut pas oublier non plus que les radicaux, juifs en Israël,
chrétiens (protestants et catholiques) aux États-Unis, musulmans (sunnites
et chiites) en Palestine et dans de nombreux pays, se défient les uns les
autres et accélèrent ainsi l’évolution vers l’extrémisme. Dès lors, les
violences se multiplient au détriment du dialogue susceptible de conduire à
la négociation puis à la paix.
Par ailleurs, n’oublions pas que la civilisation arabo-musulmane a été à
la pointe de la modernité du VIIIème au XIIIème et même au XVème siècle.
Sans ses apports, la Renaissance européenne n’aurait pas été ce qu’elle fût.
Le déclin avait alors commencé et n’a pas été remonté. Il importe donc que
le monde arabe renoue enfin avec son âge d’or comme le recommande le rapport
PNUD, Programme des Nations Unies pour le développement, a publié entre 2002
et 2005 : “Développement Humain dans le Monde Arabe”.
Ce ne sont certainement pas les islamistes qui vont y contribuer avec
leur idéologie et leurs actions destructrices.
Autre sujet que vous connaissez et suivez depuis des années : la
Méditerranée. Croyez-vous aux chances d’une vraie relance avec l’Union pour
la Méditerranée (UpM) ? Et comment sortir du gadget politique pour entrer
dans le concret : les pays de la Méditerranée ont besoin d’argent et des
frontières ouvertes…
En 1995, j’avais participé à l’organisation du Forum culture dans le
cadre du Forum civil euro-méditerranéen. J’avais alors déclaré «la
Déclaration de Barcelone est l’Acte fondateur de la Méditerranée du XXIème
siècle». Je le maintiens même si le PEM (Partenariat euro-méditerranéen) n’a
pas entièrement répondu aux espérances qu’il avait suscitées. Le projet
lancé par Nicolas Sarkozy s’inscrit dans la continuité puisque le nom
officiel qui a été adopté est : «Processus de Barcelone : Union pour la
Méditerranée».
Dans les trois volets de Déclaration de Barcelone, figurent le respect de
la démocratie et des droits de l’Homme. Ces deux obligations n’ont guère été
respectées par les pays partenaires du Sud, bien qu’ils aient signé la
Déclaration. Ces deux points ont été omis du nouveau projet. C’est réaliste
mais regrettable.
En revanche, le PEM avait prévu que les réunions ministérielles et les
Forums civils se tiendraient alternativement au Nord et au Sud. Cela n’a pu
se faire car, en 1997, la Syrie avait opposé son veto, refusant que les
Israéliens s’assoient à côté des Arabes sur une terre arabe. L’avantage du
PEM est d’avoir prévu une coprésidence de la France et de l’Égypte. La
rencontre à Marseille, le 4 novembre 2008, des ministres des Affaires
étrangères des 43 pays membres, a décidé la mise en œuvre de six projets
majeurs :
1- Dépollution de la mer,
2- Édifier des autoroutes maritimes et terrestres,
3- Protection civile face aux catastrophes naturelles,
4- Une Université euro-méditerranéenne,
5- Développement de l’énergie solaire,
6- Lancer une initiative européenne pour le développement des affaires.
Reste à trouver les financements !
En conclusion, je voudrais formuler, une fois de plus, un vœu qui m’est
cher : qu’Ulysse et Sindbad, les deux grands marins qui parlent à nos
imaginaires, apprennent enfin à naviguer ensemble afin que mare nostrum
devienne un jour mater nostra . Ce vœu a commencé à être exaucé grâce au
Processus de Barcelone qui les a réunis sur le même bateau. Mais il reste
encore beaucoup à faire pour qu’ils naviguent vraiment ensemble afin que la
Méditerranée devienne un lac de paix et de prospérité partagée.
Face à la mondialisation et à la théorie du “choc des civilisations” de
Samuel Huntington, qui est aussi celle de Ben Laden, il importe d’opposer la
philosophie du dialogue des civilisations et des cultures qui a prévalu en
Méditerranée. Il faut donc qu’elle devienne le berceau de l’avenir d’une
Méditerranée réconciliée avec elle-même et (à nouveau) novatrice. Espérons
que l’«Union pour la Méditerranée» atteindra cet objectif.
Paul Balta (sous le dir de) La Méditerranée réinventée. Réalités et
espoirs de la coopération, La découverte/Fondation René Seydoux, Paris, 1992
Paul Balta, Claudine Rulleau, La Méditerranée, berceau de l’avenir, Les
Essentiels Milan, Toulouse, 2006 «Islam et Islamisme, gare aux amalgames»,
éditions Milan à Toulouse