Pour expliquer la crise financière actuelle, on accuse à bon droit la
déréglementation néolibérale et la cupidité des spéculateurs aux États-Unis.
Mais ce qui est vraiment nouveau, c’est que la généralisation des
technologies numériques dans les opérations boursières semble avoir aussi
largement contribué à la gravité de cette crise. En effet, elles déréalisent
l’économie, dont les produits et services sont de plus en plus fondés sur
l’information planétaire et immédiate. Le temps, c’est plus que jamais de
l’argent. Et il s’est accéléré.
L’économie est donc devenue très nerveuse, évoluant à la vitesse de
l’informatique, alors que les flux des monnaies de la vieille économie,
fondée sur le travail, les matières premières et sur des systèmes de
communication lents, étaient beaucoup plus étanches les uns par rapport aux
autres et beaucoup plus inertes. La cyberéconomie est devenue un
espace-temps hypersensible.
Cette virtualisation de l’économie favorise certes la fluidité des échanges,
mais aussi l’emprise des pulsions que l’imaginaire peut exercer sur elle, et
donc sa volatilité. De fait, ses monnaies ne sont plus des unités de mesure
et d’échange du réel, mais la matière première elle-même, numérique, d’une
économie soumise aux aléas du gambling. L’accélération des flux de ce jeu
financier active aussi sa dynamique événementielle et en fait palpiter
intensément les rêves de puissance. Et ses produits toxiques peuvent
contaminer la planète entière en un temps record en créant des remous d’une
ampleur immédiate redoutable. L’économie numérique devient ainsi plus
vulnérable à la panique.
Le numérique est un excitant psychologique, un psychotrope qui abolit la
résistance du réel, euphorise et invite à devenir proactif. Faut-il
s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans ce qu’il
faut bien appeler une économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la
vitesse du numérique, de façon quasi interchangeable, les imaginations
s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent, avec des rêves
d’enrichissement facile et immédiat. Dans le domaine de la comptabilité et
de la spéculation financière, comme dans le jeu vidéo, le numérique nous
propose de cliquer sur le clavier sans le moindre effort, sans échange avec
d’autres humains, dans la solitude et l’intimité de l’écran. Il tend à
induire une créativité réactionnelle et des comportements déréalisés. Il
excite le désir et neutralise le principe de réalité. Dans les jeux vidéo,
on peut perdre, gagner, tuer ou être tué, sans que cela soit réel. Et dans
les opérations financières, on peut de même déplacer, modifier ou créer des
fichiers financiers, comme dans un jeu, en apesanteur. En spéculant, on ne
devient peut-être pas tant cynique ou immoral que tout simplement joueur. On
joue pour jouer, en espérant bien sûr toujours gagner. Et conséquemment, le
numérique déresponsabilise. Il favorise la triche, les fausses
comptabilités, les fausses stratégies et la dépendance. Et on perd la
conscience des conséquences réelles, éventuellement dramatiques, de ses
jeux, sans penser aux ouvriers qui vont perdre leur emploi, aux familles qui
ont acheté leur maison avec des hypothèques irréalistes, aux personnes âgées
qui ont placé leurs fonds de retraite dans des institutions qu’ils croyaient
sécuritaires.
Nous avions déjà assisté, en 2000, aux États-Unis, à l’effondrement de la
bulle spéculative des entreprises.com. L’argent numérique était devenu de
l’argent de Monopoly. C’est le cas encore aujourd’hui. Et on s’étonne de
voir surgir sur le tapis vert des banques centrales des milliards de dollars
et d’euros soudain disponibles pour relancer la partie. D’où viennent-ils?
Ils n’existaient pas la veille pour les besoins de l’emploi, de la
formation, de la recherche, de la culture, du développement. À se demander
s’ils ne sont pas eux aussi de simples fichiers numériques, vite introduits
dans les réseaux d’une économie décidément plus imaginaire que créative.
Rien ne sert d’accuser le capitalisme et le numérique, mais nous allons
devoir apprendre à réguler le numérique et à encadrer l’économie imaginaire,
pour qu’elle décolle moins dangereusement du réel.
Pour autant, notre avenir dépend de plus en plus de notre maîtrise des
technologies numériques, ce qui requiert une sensibilisation, une éducation
et un soutien au développement des entreprises. Il nous faut nous
alphabétiser numériquement. Curieusement, en cette période de grands remous
économiques et financiers, que tous les partis veulent surmonter, personne
ne parle de notre entrée dans l’âge du numérique. Il s’agit pourtant, comme
pour l’environnement, d’un enjeu stratégique beaucoup plus durable et
structurant à moyen et à long termes que la crise financière, qui ne durera
que le temps d’une crise. Est-ce parce que les nouvelles générations ne
votent pas encore? Existe-t-il un parti politique assez clairvoyant pour
s’en faire le champion?
(Source :
http://www.ledevoir.com/2009/01/03/225526.html)
*Directeur fondateur de l’Observatoire international du numérique, UQAM,
auteur de Le choc du numérique, Éditions VLB, 2001, Montréal