Sur le libre-échange, le Maghreb et les perspectives de
développement d’une économie comme la Tunisie, porte cette deuxième partie de
l’entretien avec Guillaume Almeras (Voir partie I Guillaume Almeras :”Il faut que quelqu’un prenne le risque PME au Maghreb”
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: Le rôle des traités de libre-échange est-il de booster l’économie ?
Guillaume Almeras : Il ne faut surtout pas croire qu’un traité de
libre-échange va obligatoirement favoriser le développement. Le Mexique est
là pour nous le prouver. L’ALENA* a servi à la Chine pour rentrer aux
Etats-Unis. Les Chinois rentraient facilement parce qu’ils passaient par le
Mexique, le gouvernement mexicain n’a pas accompagné le mouvement. Il y a
beaucoup moins d’étudiants mexicains qui étudient aux USA que d’étudiants
indiens ou chinois aujourd’hui. Le Mexique en est arrivé à importer du maïs
ce qui est inconcevable.
Le libre-échange n’est pas la solution qui permet d’ouvrir une économie.
Derrière pareils traités, il faut des politiques et des stratégies et il
faut avoir choisi des rôles. Le Maroc a par exemple choisi son rôle et mis
en place des coûts stratégiques qui ont généré une dynamique économique
assez importante, mais pour moi, l’espace économique méditerranéen reste
plus important pour les économies des pays du pourtour de la mer bleue.
Quel avenir pour la Méditerranée ?
Je pense sincèrement que l’avenir de la Méditerranée est logistique et je
crois que la Méditerranée va redevenir le centre du monde. C’est une zone
qui n’a pas de ports, elle est déficiente en matière de tailles et de
standards internationaux de ports alors que c’est la zone où les Brésiliens
devraient aller pour commercer avec l’Europe plutôt que d’aller à Anvers ou
Amsterdam; pareil pour les Chinois, pareil pour toute l’Afrique, le Golfe,
etc.
S’il ne s’agit que de logistiques, nous remarquons actuellement que tous
les pays du Maghreb se dotent de ports d’eau profonde, la Tunisie, le Maroc
ainsi que l’Algérie…
Oui mais attention, nous sommes en train de revivre ce que nous avons
auparavant vécu avec le textile, c’est-à-dire que les pays du Maghreb et
spécialement le Maroc et la Tunisie se font concurrence avec les mêmes
donneurs d’ordre occidentaux. Il serait urgent de coordonner leurs
politiques économiques et projets de développement.
On n’a pas besoin de cinq ports dans la rive Sud de la Méditerranée. Nous
avons besoin au plus de deux ports, c’est pareil pour l’automobile, on ne
peut pas croire qu’on peut développer de la sous-traitance automobile dans
tous les pays de l’Afrique du Nord. Il faudrait que le Maghreb s’intéresse à
la Turquie qui, demain, va être le leader de la zone. Il faut que les
stratégies nationales soient mises en place au regard de la Turquie.
Qu’est-ce qui fait la force de la Turquie ?
La force de la Turquie, ce sont ses plans stratégiques et un gouvernement
très fort. Ils ont développé l’automobile il y a assez longtemps. Ils n’ont
pas laissé tomber les textiles quand tout allait mal. Aujourd’hui, ils sont
parmi les plus grands dans le secteur parce qu’ils n’ont pas eu peur de son
industrialisation. Ils sont bien sûr très favorisés par leur situation
géographique. Ils sont favorisés par leur proximité avec la Russie et leurs
relations économiques avec Israël considéré comme le dragon de la
Méditerranée.
Les entreprises turques du bâtiment ont fleuri en Russie tout d’abord.
Et les autres pays de la région ?
Il y a des pays comme l’Egypte et la Jordanie où l’informatique est très
développée. Je suis très étonné lorsqu’on me dit qu’il existe une industrie
informatique en Tunisie. Dans quelle spécialité ? Je suis désolé de dire que
la Tunisie ne peut pas s’aligner à l’Egypte en la matière tant par la taille
que par le développement même du secteur. Il faut se démarquer en créant des
produits spécifiques. Je suis étonné de voir dans les pays du Golfe des
entreprises informatique sud-africaines et pas tunisiennes.
Et pourtant, il y a des sociétés tunisiennes qui développent et exportent
du soft.
Vous ne pourrez pas développer un Microsoft tunisien; pour y réussir, il
faut d’abord garantir un marché très large, ce qui n’est pas le cas pour
vous. Donc si les Tunisiens développent des produits informatiques soft, il
faudrait se décider tout de suite et penser international.
Votre première cible ne doit pas être l’Europe, le marché le plus
intéressant est celui des pays du Golfe. Et attention… Travailler dans le
Golfe implique un passage obligatoire par les Etats-Unis. C’est ce que très
intelligemment a compris une entreprise jordanienne au nom de Petra œuvrant
dans le secteur de la climatisation. Elle a tout de suite compris que son
internationalisation commençait par les USA. Elle s’est installée sur place
et a démarré sa conquête des pays du Golfe. Pour ces pays, les USA
représentent la meilleure référence.
La première question qu’ils vous posent est celle de savoir si vous avez
fait vos preuves aux Etats-Unis et à partir de là, vous pouvez commencer à
négocier avec eux. L’internationalisation surtout dans un domaine comme
l’informatique passe obligatoirement par les USA; l’Europe est très
fragmentée et souvent à la traine des Etats-Unis.
Peut-on parler de partenariat économique en l’absence de la libre
circulation des personnes ?
Nous Européens circulons assez facilement en Tunisie. Je sais que ça
n’est pas le cas pour vous, c’est aussi difficile pour nous de circuler en
Algérie et ça nous rend les choses assez compliquées. Il faut être très
pragmatique. On ne doit pas s’attendre à ce qu’on établisse une libre
circulation des hommes dans les secteurs économiques s’il n’y a pas des
propositions concrètes. Je pense que le gouvernement français actuel n’est
pas fermé sur la question.
Vous parlez de la migration des compétences suivant la formule Carte de
Séjour Salariés en mission et celle de Séjour Compétences et Talents mais
pas de la main-d’œuvre ordinaire…
Mais, je ne pourrais pas aller du jour au lendemain m’installer aux USA,
comme ça sur un coup de tête…
Oui mais vous êtes une compétence, les USA sont très accueillants
lorsqu’il s’agit de compétences…
Il faut reconnaître que dans un pays comme la France, la question de
l’immigration n’a jamais été posée de manière assez franche. En attendant,
je pense que des pays comme la Tunisie et le Maroc devraient sérieusement
envisager d’avoir des acquisitions en Europe et aux Etats-Unis. Car, il faut
se poser la question de comment se sont formés les cadres français
d’aujourd’hui ? Tous ceux de ma génération sont passés par les USA. Nous y
sommes passés à travers les entreprises françaises avec lesquelles nous
travaillions parce que toutes avaient des représentations sur place. C’est
comme ça que la roue tourne. Il faut tenter l’aventure européenne et
américaine en tant qu’investisseurs.
Il y a pas mal d’entreprises tunisiennes qui se sont installées dans les
pays européens. Mais ça n’est pas suffisant pour booster l’économie
nationale. Pensez-vous à d’autres formules ?
Il faut essayer de développer les Bourses à l’échelle locale. Dans un
pays comme la Tunisie, il y a un grand problème d’intermédiation bancaire.
Les banques sont incontournables alors même qu’elles ne remplissent pas
pleinement leur rôle de soutien au développement. Et quand je parle de
Bourses, ce n’est pas en tant que Bourses de marché des valeurs et des
actions; je pense aux émissions obligataires. Je crois qu’il faut travailler
à ce que le marché soit beaucoup plus liquide. Un marché obligataire
s’organise, il y a des fonds, des intermédiaires, des preneurs…Il faut que
les entreprises de petite et de moyenne tailles puissent lever des fonds
sans recourir aux banques. C’est indispensable pour une économie moderne, il
faut qu’elles puissent aller lever des capitaux en Bourse. Ceci peut être
plus long mais rien n’empêche que ça peut se concrétiser. La Bourse
marocaine a encore très peu de valeurs mais réalise de bons résultats. La
Bourse jordanienne est excellente et c’est un tout petit pays.
Pensez-vous qu’il y a d’autres alternatives que celles d’avoir des
acquisitions dans des pays européens ou en Amérique pour des économies comme
les nôtres ?
S’il n’y a pas d’acquisitions, Il faudrait peut-être essayer de
travailler main dans la main entre entreprises. Il y a un projet d’un
consortium de banques en cours d’études. Il implique que, lorsque vous
résidez dans un pays européen et que avez un compte à la Caisse d’Epargne,
vous pouvez en avoir un à la BIAT ou à Attijari. Ce consortium a pour but de
faire en sorte que des banques allemandes, françaises, espagnoles,
marocaines, turques, tunisiennes, égyptiennes et italiennes connectent leurs
réseaux. Pour permettre aux migrants de garder l’argent en banques, de faire
des transferts au moindre coût puisque ça serait par un simple clic.
On peut également envisager de développer des actions communes, des
financements d’infrastructures, de financement d’émissions obligataires et
de PME.
La Méditerranée, restée à la traîne, en a besoin. Ca donnera également
aux banques tunisiennes l’occasion d’accéder à un large réseau bancaire,
commercialiser leurs produits et capter l’argent des Tunisiens à l’étranger.
Des passerelles de cette qualité pourraient aider considérablement à
resserrer les relations entre les deux rives, d’autant plus que pour cette
formule, il n’y a pas de problème de réglementation de change.
Et qu’en est-il des IDE ? Pensez-vous que la crise va avoir des
conséquences néfastes sur eux et surtout, sont-ils indispensables pour le
développement d’une économie ?
Je ne suis pas pessimiste sur le mouvement des IDE. Nous restons toujours
dans une situation où l’épargne mondiale est surabondante. Elle a besoin de
se déployer quelque part.
D’autre part, aujourd’hui, beaucoup de pays refusent les IDE comme
l’Inde, la Thaïlande, etc. Pour moi la pompe à IDE ne s’arrêtera pas même si
nous nous trouvons face à une situation assez trouble à cause de marchés qui
s’effondrent et de banques en faillite. Je ne suis pas pessimiste par
rapport à l’afflux des IDE, mais plutôt par rapport à leur impact sur les
pays maghrébins. Trop d’IDE tue le développement. Dans tous les pays
émergents et particulièrement les vôtres, les banques sont sur-liquidées.
Elles collectent beaucoup plus de ressources qu’elles ne prêtent d’argent.
Cette situation traditionnelle s’est renversée à partir de 2007 au Maroc,
les banques sont à court de liquidités. Pourquoi ? Parce que les
investisseurs lèvent des fonds nationaux et assèchent les liquidités
bancaires, donc la solution est de recréer les liquidités au risque de
causer l’inflation ainsi qu’un écroulement de la monnaie.
Il faut impérativement réguler les flux d’IDE afin qu’ils n’absorbent pas
les ressources monétaires nationales. C’est pour cette raison que les pays
cités plus haut, Thaïlande, Inde, Chine, ont fermé le robinet des IDE. On ne
peut pas sauter comme un cabri en criant IDE, IDE… Il faut savoir exactement
de quels IDE on a besoin et à quel volume.
La Tunisie et le Maroc reçoivent trop d’IDE par rapport à leur PIB. Les
IDE peuvent noyer l’économie. Il faudrait que des pays comme les vôtres
réfléchissent à des formules plus appropriées à leurs besoins réels. Ces IDE
peuvent créer des zones complètement déconnectées du reste du pays, des
zones franches et off-shore.
Un pays comme la Tunisie qui n’a pas de ressources naturelles, quels
peuvent être ses armes pour développer son économie ?
La Tunisie a deux ressources principales : les hommes avec des
qualifications et des compétences qui n’existent pas dans d’autres pays
voisins, ce qui veut dire des entreprises à haute valeur ajoutée. Il faut
également que ces compétences soient autant formées aux Etats-Unis qu’en
France pour qu’ils soient à niveau. L’expérience américaine est importante.
D’autre part, il y a la question de la logistique. Il faut que la Tunisie
se dise, ”moi de par ma situation géographique, je dois devenir la
championne logistique de la Méditerranée”. C’est un peu ce qu’est devenue
la Lettonie au niveau de la Baltique qui est plus modeste que la
Méditerranée. Ce pays tire plus des deux tiers de son PIB des zones
logistiques.
Il faut que la Tunisie se positionne d’ici cinq ans en Méditerranée et en
Afrique, le Maroc l’a compris.