« A 9h00, je passe au bureau pour signer des papiers. A 10h30,
je suis au siège de l’Union Nationale des Femmes Tunisienne (UNFT) dans la
médina pour accueillir une délégation dans le cadre de l’Union pour la
Méditerrané (UpM). A 15h00, j’ai une réunion avec mon staff. A 17h00 je dois
assister à une réunion de réflexions au Conseil Economique et Social (CES)
jusqu’à 19h30. Je n’ai qu’un déjeuner à vous proposer. Alors, disons demain à
13h00. »
Voilà
ce qui vous arrive quand vous sollicitez un rendez vous avec Amel Cherif
épouse Abbes, chef d’entreprise d’une agence maritime, mariée et mère de
deux enfants. Sa réputation de « bûcheuse » opérant dans un univers d’hommes
et de « généreuse » se déployant dans l’associatif et l’enfance en
difficulté la précédait. Je m’attendais à rencontrer une femme souriante et
organisée. Elle est exigeante, sévère et perfectionniste.
Elle me téléphonera à 12h56 pour me préciser que sa première réunion a
démarré avec un peu de retard. Elle ne sera à notre rendez vous qu’à 13h30.
La dame se confond en milles excuses mais depuis qu’elle fait, entre autres,
de la politique, elle jongle avec les heures, les minutes et les secondes.
A son entrée dans le restaurant où nous avons rendez vous, un sourire
illumine aussitôt le visage des serveurs. Allez savoir pourquoi ? Outre
qu’elle y a ses habitudes, elle fait partie des gens rares qui ont de la
grâce autour d’eux. Elle arrive en tailleur-chemisier, chic et soignée
jusqu’au bout des ongles et me regarde avec ses beaux yeux verts-gris : «Vous avez faim ?».
Jongler est un verbe qui ponctue la vie d’Amel Abbes (AA). Elle jongle
avec ses différentes casquettes avec doigté et acharnement. Doigté, parce
qu’elle donne l’impression de surfer entre ses multiples responsabilités et
acharnement, car comme elle le reconnaît elle-même, elle est une
travailleuse pour qui réussir est un impératif. Un peu pour les autres, mais
surtout pour elle-même.
Représentative des femmes patrons en Tunisie, elle reconnaît non sans
enthousiasme, que les femmes chefs d’entreprises sont nombreuses, battantes
et combatives. Sortie des écoles françaises de Tunisie, avec un Baccalauréat
en 1977, elle intègre la faculté des sciences économiques pour y obtenir une
maîtrise en1983. Elle passera une première partie de sa vie à s’occuper de
son foyer. A peine ses enfants grandissent-ils un peu, qu’elle s’empresse de
lancer sa première entreprise avec un téléphone et un fax dans son séjour, à
la Marsa.
Elle jonglera alors, entre les offre de services, les factures, les pros
formas et les goûters d’enfants, les leçons de sciences naturelles et les
nombreux allers et retours entre l’école et son bureau –maison. Cette danse
soutenue durera pendant près de 10 ans. Aujourd’hui, en y regardant de plus
près, AA se souvient: «Je crois que je n’ai jamais accepté au fond de moi
cette époque de ma vie. Je suis dans le mouvement et aime trop les
challenges pour rester sans travailler. C’est un trait de caractère. Je
voulais prouver, aussi à mon mari, que j’étais capable de voler de mes
propres ailes».
S’adossant sur une première expérience dans le domaine du transport
maritime au sein d’une entreprise qu’elle fondera avec son père, un ancien
de la FAO à la retraite dont la spécialité est le transport des dons
alimentaires, elle crée il y’a 6 ans, une autre société : « Fisher Martime »
et vole depuis de ses propres ailes, tout en gardant un pied dans
l’entreprise familiale.
Avec de surcroit un mari opérant dans le Catering maritime, ce secteur
n’a rapidement plus de secrets pour elle. AA y développe une expertise et un
savoir faire qui établit sa société parmi les plus performantes. «Aujourd’hui, nous sommes bien installés. Les enjeux sont vraiment importants
et je m’épanouis pleinement dans mon métier. C’est un univers intransigeant,
où le respect des uns et des autres est essentiel. Il y’a un code d’honneur
à respecter et il faut le comprendre très vite. Au sein de ma société, je
développe aussi d’autres métiers. Nous vendons des céréales et en assurons
la livraison dans le monde entier…»
Le fait que ce secteur soit plus particulièrement un créneau d’hommes ne
l’impressionne pas ou plus. Pour l’anecdote, certains clients préfèrent
traiter avec « les autres » plutôt qu’avec elle.
Sa rigueur lui a construit une solide réputation qui repose sur son sens
du sérieux et de la performance.
A titre indicatif, elle retournera à l’école pour apprendre à lire et
écrire l’Arable littéraire pour pouvoir assurer ses discours au sein de
l’Union National de la Femmes Tunisienne (UNFT), où elle s’implique en tant
que chargée de l’enfance et de la famille.
AA intègre le Rassemblement Constitutionnel démocratique (RCD) en 1990 et
devient membre du Bureau Exécutif de l’UNFT en 2000. Elle est aussi membre
du conseil général de l’Organisation Mondial de la Famille, membre du
conseil supérieur de l’Enfance, membre actif de l’association Basma et de
plusieurs autres associations comme le Lion’s Club ou le Women’s
International Club. Depuis 2007, elle est Officier de l’Ordre de le
République.
En Tunisie, les femmes représentent plus de 60% d’étudiantes. Leur taux
de présence dans le secteur public est de 21%. Elles représentent 29% des
magistrats, 31% des avocats, 34% des journalistes, 40% des enseignants
universitaires, 42% des médecins et 72% de pharmaciens. Le pays compte,
selon certaines statistiques, 18 000 femmes chefs d’entreprises et 1500
dirigeantes d’exploitations agricoles.
Certains prétendent qu’avec un statut aussi exceptionnel que celui de la
Femme en Tunisie cela ne reflète pas assez le niveau de maturité des femmes
dans le pays. D’autres s’extasient devant des performances d’exception et
appellent à conforter l’entreprenariat au féminin.
Pour Amel Abbes, les véritables enjeux sont désormais ailleurs. «Il n’y
a pas entreprendre au féminin et entreprendre au masculin. Les lois sont
applicables à tous et à toutes. Il y’a lieu de développer l’entreprenariat
en général tout en restant vigilent, car au-delà de ses nombreux acquis, la
femme tunisienne reste fragile. Je pensais qu’elles étaient toutes
conscientes de leur acquis, de manière égale. Je me rends compte sur le
terrain qu’il n’en est rien et qu’il faut justement continuer à se battre».
Elle rajoutera que «les femmes travaillent aussi beaucoup dans
l’informel. Elles sont le nerf de la guerre dans notre pays.» Bien qu’elle
soit d’accord que certaines statistiques ne sont pas suffisamment
représentatives de la réalité, elle affirme tirer ses conclusions du
terrain. «C’est là, que se trouve la vérité. Celle du quotidien et de
l’avenir de notre Tunisie» résume-elle.
Les femmes ont été et continueront d’être un moteur de développement. Un
travail colossal a certes été réalisé, mais le véritable combat est d’aller
encore plus haut et plus loin. «Je reviens de Bamako, où j’ai participé, en
tant que personne ressource, à la création d’un réseau de femmes musulmanes
leaders en politique en Afrique. Il y’a une pépinière de femmes
extraordinaires mais elles restent bloqués. Il faut continuer à se battre»
Certaines ont osé s’affranchir du confort des structures organisées ou de
leurs familles pour se lancer à leur propre compte. D’autres ont gravis les
échelons pour se retrouver à la tête de l’entreprise. Au delà des parcours
personnels, il n’y pas d’armes spécifiques aux femmes pour réussir. C’est
une question de compétence, d’aptitude et assurément de combativité.