Intolérable ! Le chômage est le mal absolu. Le sous-emploi
structurel, affecte un tunisien sur cinq en âge de travailler. A présent il
s’acharne sur les diplômés du supérieur, qui connaissent le chômage de longue
durée. De même qu’il discrimine entre les genres s’attaquant aux emplois
féminins. Il impacte nos acquis sociaux les plus emblématiques à savoir la femme
et l’enseignement, principaux vecteurs de notre émancipation. Autant dire qu’il
atteint notre modèle social dans ce qu’il a de plus cher, il est insupportable
pour tous. Ce virus sournois, sème la désespérance chez les jeunes, démotivant
nos forces vives. Quand l’ascenseur social se met en panne, temporairement,
certains s’inclinent et prennent les escaliers, en acceptant des emplois
dévalorisés et leur lot de précarité. Mais devant la persistance du chômage il y
en a qui, par désespoir de cause « s’embarquent » pour l’aventure. Parfois cette
« course » à l’emploi finit, pour eux, à Sangatte ou Lampedusa. C’est en
substance le speech introductif de Hassan Zargouni, président de l’Atuge lors du
déjeuner débat de ce mardi 3 mars dont Moncer Rouissi, en sa qualité de
président de la commission de la consultation nationale sur l’emploi, était
l’invité d’honneur.
Un débat national
La consultation a suscité un vaste débat national. Ainsi que le rappelait Moncer
Rouissi, c’était la première initiative nationale qui s’accomplit en dehors des
structures de planification publiques puisqu’elle a été menée au sein du vaste
univers de la société civile occasionnant la mobilisation de tous au service de
la lutte contre le sous emploi. Le pays s’était déjà penché sur la question en
juillet 1998 lors de la conférence nationale sur l’emploi. On avait bien à
l’époque adopté une déclaration nationale à laquelle ont adhéré partis
politiques et partenaires sociaux. Bien des mesures ont été mises en place. La
banque tunisienne de solidarité a vu le jour. Les pépinières ont été créées.
L’essaimage a été encouragé. Le capital risque a été développé. Et pourtant le
chômage manifeste des résistances et notamment pour les diplômés du supérieur.
Donc, par-dessus tout l’objectif recherché est de maîtriser le phénomène et de
le garder sous contrôle. Et au moins, faute de le résorber en totalité de
chercher à le comprimer. Le Comité de pilotage de la Consultation nationale,
composé de 70 personnalités de la société civile, a synthétisé 34 propositions
et 101 mesures destinées à juguler le sous-emploi. Certaines sont immédiatement
applicables et d’autres appellent des réformes profondes. S’attaquer au chômage,
on l’a dit et répété ce jour là, c’est résoudre la délicate adéquation entre la
formation et les exigences du marché du travail. La difficulté étant que sous la
pression du progrès technologique, plus de la moitié des emplois de demain sont
inconnus. Comment dés lors trouver une riposte définitive à l’employabilité ?
C’est dire toute la difficulté de la tâche.
Les mensurations du phénomène
La Tunisie a vécu avec un chômage chronique sur les dernières quarante années.
Après avoir culminé à 16 % à la suite de politiques volontaristes on a pu le
ramener à 14 % en moyenne nationale. Mais l’ennui est qu’il s’y est stabilisé.
En dehors des Etats unis qui avaient sous Clinton et Un moment avec G W Bush
vécu à moins de 5 % ce qui est le seuil théorique du plein emploi l’UE a vécu
longtemps avec un taux de 8 % en longue période. Le phénomène a quelque peu un
aspect universel. Mais ce qui fait mal dans notre cas est qu’il comporte des
disparités marquées. Il y a des différences régionales criardes. Le littoral est
moins affecté. Il a des bassins d’emploi où le chômage est négligeable. En
revanche à l’ouest du pays et au sud on trouve des zones où il dépasse les 20%.
Plus ennuyeux encore, on voit apparaître le chômage de longue durée et plus
triste que tout, environ 20.000 diplômés sont actuellement sans emploi. Certes,
la courbe des âges joue contre nous. La démographie nous a joué un mauvais tour.
L’afflux des jeunes sur le marché du travail se maintiendra à un pic pendant
quelques années encore et la courbe ne se détendra qu’à partir de 2015. Chaque
année 70.000 jeunes gens arrivent sur le marché à la recherche d’un travail. Il
faut savoir qu’un point de croissance c’est 10.000 emplois nouveaux chaque
année. Avec un taux voisin de 6 % nous sommes donc en déficit de un à deux
points de croissance. Le gap d’investissement n’arrive pas à être comblé. Et la
crise actuelle n’est pas pour nous faciliter la mission.
Les carences et les maux du système, la rage des employeurs
En situation de sous encadrement des entreprises il est pour le moins surprenant
que les diplômés ne trouvent pas de boulot. Les chefs d’entreprises sont dépités
de ne pas trouver les profils qu’ils sollicitent. Cela prive les jeunes de
travail et les entreprises de croissance. Tout le monde y perd. Curieusement les
carences qu’ils évoquent peuvent être interfacées avec les maux qu’on attribue
au système de formation. L’université forme des analphabètes dans les trois
langues ou des analphabètes polyglottes, soutiennent-ils, non sans amertume. Les
patrons sont irrités par l’incapacité des jeunes à rédiger, à s’exprimer, enfin
à coexister en entreprise. On retrouve là tous les torts imputés à la réforme de
l’enseignement. L’abandon de la dictée au profit de la « méthode globale », le
QCM en lieu et place de la dissertation tout cela fait que la propension à
l’initiative est faible chez les jeunes. Et le relâchement de la discipline fait
qu’une embauche sur quatre c’est l’assurance d’aller devant les prud’hommes. Et
là on est en plein dans le vertige des exigences l’employabilité de ses
exigences comment apprendre dans les métiers du tourisme à dialoguer avec des
nationalités variées. Ce sont des choses très concrètes. Comment pallier à
toutes ces insuffisances ?
Le rapport du tunisien au travail
Bien sûr l’université est pointée du doigt. Mais que peut faire l’université
avec des bacheliers eux-mêmes mal formés ? C’est clair le système a fait des
choix qu’il lui faudra réformer. La langue française n’est pas mise à l’index
comme langue enseignée mais comme langue d’enseignement. C’est devenu un
véhicule inadapté. En France même on a switché vers l’anglais pour
l’enseignement de certaines disciplines pointues. Donc la permutation des
langues n’a rien d’iconoclaste. C’est juste une mesure d’adaptation aux
exigences de l’environnement du savoir. Et il ne faut pas se contenter de
requinquer le contenu des programmes il convient également de relever le mode
d’évaluation à la sortie. Il faut rehausser le niveau de contrôle sans quoi les
diplômes seront déconsidérés par les employeurs. Et on aboutit à des situations
aberrantes. Des médecins tunisiens embauchés provisoirement comme aide soignants
dans certains hôpitaux européens ! ou des maîtrisards affectés à des job de
clerc. Il faut tirer la sonnette d’alarme.
Quels choix pour demain ?
Des diplômés en économie ou en droit et également en lettres sont massivement au
chômage. Faut-il s’arrêter d’en former à l’avenir ? La réponse ne fait pas de
doute, il faut les former autrement. Voilà c’est dit. L’université doit être
réformée conviendra M.Moncer Rouissi mais il faut préserver sa vocation de
dispenser et générer le savoir. Et le conférencier sait de quoi il parle.
Ministre de la formation professionnelle il avait lui-même travaillé à
réhabiliter l’enseignement secondaire professionnel avec un slogan précis « un
diplôme, un job ». Comme en tout il faut savoir doser. Ouvrir l’université sur
le monde du travail, oui. Mais ne pas en faire un « cours professionnel ».
L’université n’a pas réussi à jeter les ponts avec le monde de l’entreprise et
de l’industrie pour développer des perspectives de recherche. Le monde des
affaires est bien resté sourd à ses appels. Alors les cinquante mille diplômés
qui sont injectés chaque année débarqueront sans connaissance précise du monde
du travail. Donc, l’Université n’est pas seule à être accablée. Il y a cette
transformation sociale que nous vivons dans notre chair et qui fait perdre aux
jeunes leurs repères. Nos jeunes sont conviés à revoir leur rapport au travail.
La réussite, oui. Mais au prix du labeur. C’est vrai qu’avec la permissivité on
entend dire « tout et tout de suite », « ici et maintenant ». Les termes du deal
ne sont pas ainsi, rappellent les chefs d’entreprises. Ces derniers écornent
l’idée de l’ingénieur tunisien « bon marché ». Il serait quatre fois plus cher
que l’ingénieur indien. Et là-dessus ils avancent l’idée que le marché de
l’emploi serait surprotégé. Mais on peut aussi dire que les chefs d’entreprise
en l’occurrence se comportent surtout en « patrons ». Eux-mêmes sont en déficit
d’investissement. L’investissement privé ne parvient pas à relayer
l’investissement public, une piste qui est abandonnée dans le monde entier. Et
pourtant faute de relancer par l’investissement privé que reste-t-il d’autre que
de subventionner l’emploi. C’est un devoir national de solidarité auquel on ne
saurait se dérober.