Lorsque je m’étonne du nombre réduit des Tunisiens qui
réussissent dans l’univers de l’entrepreneuriat à Dubaï, un ami me rétorque «tu
cherches un Tunisien qui perce dans cette ville ? Rien de plus simple. Je te le
présenterai au vernissage de l’exposition Chagall Picasso. Il te faut juste une
robe longue». Durant le vernissage, de ce qui a été l’un des événements
artistiques et les plus courus du mois de mars 2009 dans la vie mondaine de
Dubaï, je rencontre Daousser Chennoufi, un jeune homme au sourire généreux et à
la poignée franche. Il parle peu, me semble légèrement froid, voire un peu
suffisant !
Mon compatriote manage un célèbre cabinet d’architecture, dont il est l’un des
actionnaires et le chairman. Il y est associé à parts égales avec trois
dubayotes. Daousser Chennoufi (DC) a construit une coquette mosquée
d’inspiration tunisienne « Al Manara Mosque » en bord de mer, dans le quartier
de Jumeirah. Il se dresse derrière de nombreux projets innovants, gagne des
appels d’offres, parce qu’entre autres, il réfléchit concepts, développement
durable, économie d’énergie et même écologie, en plein cœur de Dubaï. Daousser
ne perd pas de temps, il ne théorise plus, il agit.
Le rendez-vous est pris pour le lendemain. Un architecte qui réussit dans un
créneau où la compétition est rude, cela fait vraiment plaisir, même si le
premier contact est glacial.
Sur
les 6.000 tunisiens vivant à Dubaï, beaucoup sont dans le management.
Certains d’entre eux sont même au top du management. Ils gèrent des
multinationales aux chiffres colossaux, mais veulent rester discrets. On
chuchote que leur réussite est à étourdir ! Par contre, ceux qui ont su ou
pu se frayer du chemin en créant leur entreprise se comptent sur le bout des
doigts. En général, dans l’univers du travail, le Tunisien est perçu fort
positivement. Son image est luisante. Son profil est recherché pour son
énergie, sa créativité et sa capacité d’adaptation, une fois l’handicap de
la langue anglaise relevé, bien entendu.
Un Award pour «Bab Bhar Hotel & Resort»
Le lendemain, devant un café délicieux, je découvre un architecte dont
l’esprit d’ouverture est l’atout majeur. Il lit beaucoup, voyage encore plus
et cultive savamment son sens de la curiosité. Son dossier de presse est
impressionnant. Son cabinet à même gagné un Award à «Cityscape» avec un
projet qu’il affectionne : «Bab Bhar Hotel & Resort», situé Fujeirah.
C’est quoi au juste ce charabia ? Il faut vite saisir que “Cityscape” est
la plus grande manifestation immobilière du monde. Ses prix (awards) sont
l’équivalent des oscars au cinéma. C’est un rendez vous qui expose les
projets immobiliers les plus audacieux et récompense la créativité à travers
différents prix.
Et « Bab Bhar », cela ne vous dit rien? N’y a-t-il pas une connotation
tunisienne au nom de cette construction qui a gagné ce prix prestigieux, ou
je me trompe ? Il faut dire que flanqué du terme « Resort », notre Bab Bhar
national tient la dragée haute dans la capitale mondiale du Branding, Dubaï.
Daousser Chenouffi est un diplômé de L’ITAUT, promotion 1995. A l’époque,
il ne faisait pas partie des plus brillants. Il travaille à Tunis pendant
près de 5 ans et c’est sur l’insistance d’un de ses amis qu’il se rend à
Dubaï, pour la première fois en 1998. Il décide rapidement de s’y établir en
2000. «A l’époque, se souvient-il, il n’y avait que «Jumeirah Beach Hotel»
et «Bordj El Arab». Les «Emirates Towers» étaient alors en construction». DC
comprend aussitôt que c’est ici que l’avenir se joue. En tout cas, le sien.
En fin observateur qu’il est, DC a la notion des dimensions et recherche
des chantiers à forte valeur ajoutée. Il sait analyser, anticiper, et se
projeter. A la technicité de son métier s’ajoute un flair incontestable.
Dubaï est en passe de devenir l’un des plus grands chantiers du monde.
Autant dire un paradis pour un architecte qui a du talent, de l’énergie et
de l’ambition. D’abord collaborateur dans un cabinet d’architecte, il monte
rapidement son cabinet et brûle toutes les étapes. «Draw Link» est alors né.
Au moment où toutes les attentions sont rivées sur les colossaux projets
de Dubaï en Tunisie, il a vent d’un rapport important. Une expertise d’un
cabinet d’études européen sur les cabinets tunisiens d’architecture met en
exergue, entre autres, le manque de structures et de professionnalisme des
opérateurs du secteur. L’idée d’ouvrir des bureaux à Tunis s’impose dès
lors, automatiquement.
En décembre 2007, Draw Link Group ouvre un cabinet à Tunis. Il y recrute
les meilleurs architectes de la ville et met en place un seul serveur pour
les deux cabinets. En stratège, DC se pose sur l’échiquier. Il souhaite voir
Draw Link évoluer comme un pont entre les deux pays.
A ce jour, plus de quinze architectes tunisiens travaillent dans son
cabinet de Dubaï et le cabinet de Tunis tourne à plein rendement. “Cela
dépassait même mes attentes”, reconnaît-il avec le sourire.
Il est vrai qu’aujourd’hui, le cabinet fonctionne à plein régime, même si
le projet “Porte de la Méditerranée” est reporté.
“Nous matérialisons les concepts”
L’an 2008 lui est faste. En mai, Draw Link gagne donc son premier Award
et en décembre 2008, le cabinet gagne un second trophée, un «Interior’s
Award». Désormais la boucle est bouclée. Draw Link atterrit dans la cour des
grands.
Le cabinet s’apprête à participer à «Abu Dhabi Cityscape» avec un projet
d’hôtel de charme fonctionnant en résidence d’artistes. Les Emirats Arabes
Unis se projettent désormais comme un hub d’artistes et de galeries. La
création et l’évènementiel artistique sont au cœur d’une nouvelle stratégie,
largement souhaitée par Abu Dhabi. Le concept existe déjà à Miami. DC le
propose à des investisseurs qui sont tout autant enthousiasmés par ce projet
que la future clientèle. Draw Link sait décoder les modes et y répondre.
Définissant sa stratégie, DC précise: “Mon cabinet matérialise des
concepts. Nous apportons une nouvelle vision de l’hôtellerie en particulier
et du tourisme en général. Il faut oser proposer des projets à contre-pied
de ce qui se réalise. Nos produits sont rentables et ne rentrent pas dans la
concurrence. Nous avons même créé Draw Link 91 qui fournit à nos clients
différents supports de communication. J’assume jusqu’au petit détail les
projets que nous concevons. Mes clients sont satisfaits et restent fidèles
au cabinet».
DC l’a bien compris. Il va là où personne n’oserait s’aventurer soit
parce que c’est trop petit ou pas assez grand ! Dans la ville de la
démesure, il ose proposer des maisons d’hôtes. Il travaille sur une Boutique
hôtel avec seulement 10 suites pour un investissement de 15 millions de
dollars. Son dernier bébé est un Business hôtel conçu dans un esprit
minimaliste, axé sur l’économie d’énergie et les nouvelles technologies avec
le géant de l’informatique, Microsoft. Excusez du peu !
Aujourd’hui Draw Link Group est composé de 4 sociétés distinctes.
L’entreprise fonctionne avec plus d’une soixantaine d’employés, dont 33
architectes de diverses nationalités. «Le mélange enrichit l’ensemble. Les
uns apportent de leur culture la précision, d’autres la créativité ou la
détermination. C’est l’harmonisation de toutes ces énergies et la sculpture
de toutes ces matières et compétences qui font Dubaï. Derrière Dubaï, il y a
du travail. Il y a vraiment du génie», conclut-il
Son style architectural est assez éclectique. Il déclare à la presse
spécialisée que «le style Bab Bhar est fortement inspiré du Sahara tunisien.
Nous n’avons pas eu besoin de produits onéreux. Respecter l’environnement a
été au cœur de ce concept et nous avons utilisé des matériaux locaux de la
région. Ce projet est cohérant et beau sans aucun besoin d’être à la pointe
de la tendance».
Désormais, la réputation de son cabinet repose sur de nombreuses
réalisations qui sont devenues les vitrines d’un
savoir-faire
local et
patrimonial qu’il a repris à son compte en l’internationalisant et en le
radicalisant. De sa Tunisie, il a gardé un
goût prononcé du
rapport intérieur-extérieur et des espaces ouverts. Il joue de la lumière et le
cadrage des paysages, l’environnement et l’écologie sont désormais ses
nouveaux chevaux de bataille.
Les récents ouvrages de Chenoufi laissent à penser qu’une autre Dubaï est
en train de se tourner vers une architecture
domestique
écologique et plus
maîtrisée. Une autre architecture, parallèle à la plus excentrique, loin des
standards souvent utilisés par une urbanisation croissante non maîtrisée,
tant dans leur diffusion que dans
l’esthétique.
Avec beaucoup d’affection, Daousser considère Dubaï comme «une tentative
audacieuse et courageuse. Le résultat est exceptionnel. La crise et ses
répercussions vont réguler le marché et résorber les failles. Les profits
énormes ont pollué le système. Avec cette crise, c’est une opération de
nettoyage qui va s’opérer et ne resteront dans le busines que les vrais
professionnels». L’architecte définit Dubaï comme «une mosaïque de cultures
et d’identités. C’est une pièce d’art où chacun possède sa propre lecture.
Les moyens de la dompter, de l’apprécier et de la décoder dépendent de vous.
Que chacun y trouve ce qu’il cherche».
De son Dubaï flamboyant, Daousser Chennoufi continue d’avoir la Tunisie
dans son compas. Il y travaille et partage ses expériences avec des jeunes
architectes tunisiens qu’il forme durant six mois dans son cabinet aux
Emirats. Ouvrir les horizons des jeunes Tunisiens lui fait plaisir.
Peut-être est-ce sa manière personnelle de garder un «Link» direct, une
sorte de fenêtre ouverte sur son pays, en y construisant d’autres «Bab Bhar»
qui lui porteront chance ?