C’est très facile de prétendre savoir marier les genres, en l’occurrence le
traditionnel avec le moderne. Beaucoup s’y sont essayés, très rares sont ceux
qui ont réussi ce tour de force. Car la cohabitation choque souvent, comme une
fausse note stridente. Pour l’éviter, les grands professionnels préconisent de
passer très lentement d’un ton à l’autre, d’une nuance à l’autre,
progressivement et sans heurt. Ça s’appelle : de l’art. Et l’art ne suppose pas
seulement un investissement écrasant pour un résultat criard sinon bâtard, mais
implique d’abord cet effet agréable sur l’œil, le beau, justement, avec tout ce
que ses quatre lettres veulent dire. Au 19 rue Dar El Jeld, dans la Médina de
Tunis, ce qui frappe en premier lieu c’est la beauté des lieux, même si, au bout
d’un moment, on sent que, derrière, l’investissement est loin d’avoir été léger.
A l’entrée, une première surprise : vous n’entrez pas, mais vous descendez.
Trois niveaux dits Sqifa 1, Sqifa 2 et Sqifa 3 (antichambre, si l’on préfère).
Déjà, avec ces trois vestibules, vous avez l’impression d’être à l’entrée d’un
musée – ce qui n’est pas faux du reste. Ce n’est que, arrivé à la Sqifa 3, que,
à droite, la grand-salle s’étale sous vos yeux dans toute sa splendeur. Pour les
habitués des établissements de Dar El Jeld, l’impression du déjà vu s’estompe
vite tant l’espace tranche une fois pour toutes avec l’habituel ou le déjà vu.
Par-dessus votre tête, le dôme, magistral, réverbère une lumière d’albâtre sur
les sièges et les meubles qui disent tout le raffinement de leurs couleurs à la
fois sobres et chatoyantes, cependant que le toit entourant la coupole est
incrusté de pierres que se disputent les couleurs cramoisi et or et la finesse
du cisaillement. Sans parler du couvert lui-même dont le cristal et l’argent
rivalisent d’aristocratie.
Nous sommes au Restaurant Dar El Kheirat. Et on pourrait arrêter ici la
description puisque, diraient d’aucuns, ce n’est qu’un restaurant comme tous les
restaurants. Eh bien, non. C’est un restaurant qui n’a rien à voir avec les
restaurants, même ceux de son espèce ou de sa catégorie.
La folie des sages
Au 19 rue Dar El Jeld, il y avait, avant, une masure adossée contre une Oukala.
Toutes deux, en elles-mêmes, constituaient une indigeste fausse note sur une rue
de la Médina devenue notoire, comme une tache d’huile sur la robe d’une mariée.
Pour Mme Kheiria Ben Mustapha, la gérante et la grande aventurière à la tête
dure (voir son portrait), acheter, en 1988, les deux galetas n’était pas mordre
dans une pierre ; mais pour déloger les locataires du N° 19, il a fallu bagarrer
durant deux années avant de devoir les reloger ailleurs, mais dans des
conditions meilleures. Au final, tout le monde était content. Sauf que
jusque-là, la future gérante n’avait pas une idée assez claire sur ce qui
l’attendait.
Évidemment, quand on hérite d’une vieille maison, le premier réflexe consiste à
tout démolir pour reconstruire. Mais à dépoussiérer les murs et les parois, puis
à les caresser, la nouvelle propriétaire se rend petit à petit compte qu’elle
est loin d’être dans la Oukala qu’elle croyait. De par son architecture et ses
dédales, de par ses faïences, ses pierres et le revêtement en dallage ancien de
son sol, de par ses murs arc-boutés et ses piliers, la maison (car les deux
entités ont dû fusionner) laissait clairement entendre qu’elle avait beaucoup à
dire, qu’elle recelait une bien bonne histoire. Par conséquent, démolir le tout
aurait été, non pas un gâchis, mais un crime contre le patrimoine. Aussi, Mme
Ben Mustapha décide-t-elle de garder jalousement la morphologie, le squelette de
la maison, pour ne se débarrasser que de ce que le temps a ravagé. A lui seul,
ce travail était déjà comme commencer à mordre dans une pierre. Le chantier,
démarré en l’an 2000, allait visiblement s’éterniser.
Le Mur
Dans le labyrinthe de la maison, l’héritière des lieux achoppe sur un mur. Un
mur pour le moins bizarre, une énigme en soi. Il dissimule à coup sûr quelque
chose. Mais quoi ?… Et surtout, faut-il le démolir ou le laisser en l’état
?… La tête dure décide, enfin, de démolir. Mais là, c’est vraiment mordre dans
un rocher. En béton plus qu’armé, le mur va, à lui seul, laisser évacuer…650 m3
de remblais et nécessiter…6 mois. Au dernier stade de sa démolition, le Mur
invite à un atelier sous terrain qui avoisine un puits et une cave à pierres
originales et parterre unique dans son genre. Du coup, une question s’impose
d’elle-même : mais pourquoi, au fait, appelle-t-on cette rue celle d’El Jeld
(cuir) ?… Pourquoi, dans cette maison, fallait-il un atelier, une cave et un
puits, le tout séparé de l’autre artère de l’édifice d’un mur ? Et si c’était là
qu’on travaillait le cuir ?… Oui, mais là, c’était quand ?… De fil en
aiguille, en invitant les vestiges à se raconter, Mme Ben Mustapha en arrive à
déduire que (plus que) probablement on est au 15ème sinon à la fin du 15ème
siècle, en plein dans la dynastie hafside.
De conservation en reconversion
Avéré alimenté de 16 sources d’eau naturelle, le puits est évidemment conservé ;
il va même servir de bâche à eau en cas d’un accident quelconque. Plus loin, une
cuisine traditionnelle avec sa faïence très ancienne, un vrai joyau hafside. La
cave, elle, bien conservée en l’état, servira de…cave à vin. Une autre salle, à
un palier supérieur et comme un arrière-boutique par rapport à la grand-salle,
est reconvertie en galerie d’art. C’est là également que la maîtresse des lieux
pense organiser des cérémonies de présentation de livres, un salon littéraire,
un espace à débats culturels et de concerts de piano. Le tout réuni, c’est la
partie archéologique de la maison. En montant au premier étage, on voit,
surplombant la grand-salle (le restaurant proprement dit), des chambres en forme
de T, c’est-à-dire des salles de banquets, de déjeuners d’affaires, de
séminaires et autres. Les couverts, ici et là, vont de deux jusqu’à plus de
cinquante ; ceux des banquets et des séminaires peuvent aller jusqu’au-delà de
cent cinquante. Quelque part en face, la bibliothèque où on peut consulter
livres et photos diverses. Et pour agrémenter le tout, une musique de fond très
douce qui s’insinue dans l’ambiance générale imperceptiblement.
5 millions de dinars !
On l’aura compris, Dar El Kheirat est un restaurant haut de gamme. Un peu très
haut même. C’est un musée beaucoup plus qu’un restaurant et même si sa vocation
est d’être un restaurant. Ni à la portée de tout le monde ni rédhibitoires, les
prix portés sur la carte sont – avec un peu d’effort – accessibles, de sorte que
le restaurant peut afficher complet tous les jours : « Ah non, merci !…
J’entends qu’à ce standing réponde une clientèle d’un certain standing. Mon but
n’est pas le chiffre d’affaires. Quand un client me demande de s’attarder un peu
dans telle ou telle salle pour admirer les lieux, c’est vraiment là mon bonheur.
Ce que je veux vendre, ce n’est pas seulement une cuisine exquise, mais des
moments de plaisir, sinon de rêve ».
Ces moments de plaisir, Mme Ben Mustapha a mis…7 années pour enfin parvenir à
les offrir. Et a casqué…5 millions de dinars d’investissement pour monter un tel
projet. En fait, c’est une SARL (un associé a dû supporter avec elle le poids de
l’investissement) au capital initial de 1, 196 million de dinars. L’inauguration
officielle a eu lieu au courant du mois d’avril 2008. De sorte que le chiffre
d’affaires de la première année était par trop timide. Aujourd’hui, Dar El
Kheirat, qui a beaucoup fait parler de lui, arbore l’insigne du plus prestigieux
restaurant de tout Tunis. Il emploie une bonne trentaine de personnes.