Kheiria Ben Mustapha ou l’obsession de la gérance

kheiria_benmustapha1.jpgIl
est des enfants, très têtus, qui n’en font qu’à leur tête. Les uns, rares,
réussissent, les autres, bien souvent, perdent le nord et le sud. Encore
enfant, la petite Kheiria caressait un rêve pour le moins saugrenu : faire,
plus tard, un métier d’homme. Elle ne comprenait pas que tel ou tel métier
soit le propre ou l’apanage de l’homme. L’égalité entre l’homme et la femme,
elle la voyait partout, pas seulement du côté des droits et des devoirs.
Mais elle n’imaginait pas, pour sa carrure future, n’importe quel métier
d’homme. Elle rêvait d’un poste de commande et sans hiérarchie, le palier
supérieur devant être le sien. Non pas qu’elle se sente le centre du monde
ou qu’elle aime commander les autres, mais elle se sent capable de diriger,
de donner les bonnes instructions, de veiller à la bonne marche de quelque
projet, bref de gérer convenablement. Cette flamme qui l’anime depuis son
bas âge va devoir rester en veilleuse quelque temps.

Kheiria, née il y a une petite quarantaine d’années, fait le primaire à Den
Den et le secondaire à la Mannouba où elle termine ses études avec un bac
lettres. Comme il se doit, elle s’inscrit à la fac des lettres de la même
région. Cette première année du supérieur n’est pas encore arrivée à terme
que déjà la jeune étudiante se pose la question fatidique de sa vie : « Mais
qu’est-ce que je vais devenir ?… Prof de français ?…». La flamme qui l’a
longtemps habitée se déclare, plus vive que jamais, au grand jour : «Il n’en
est pas question, je ne suis pas faite pour l’enseignement ». Alors que ses
parents ne s’expliquent pas ce frein sec tout au début du chemin, elle, non
plus, ne s’explique pas ce qu’elle veut au juste. Pour y voir un peu clair,
elle se prend à sillonner Tunis de long en large pour prendre connaissance
des possibilités d’études et leurs débouchés.

Curieusement, elle jette son dévolu sur l’Institut supérieur de Sidi Dhrif.
Nous sommes vers la fin de l’année 1986, et l’Institut en question, qui
prédispose aux métiers de la restauration et de l’hôtellerie, n’est
fréquenté que par les garçons. Il n’empêche. Elle arrive à convaincre la
direction de l’Institut quant à sa volonté et finit par s’y inscrire. Au
bout de deux années d’études et de travaux pratiques (cuisine, pâtisserie,
services, comptabilité, gérance, direction…), elle se voit offrir (comme ses
camarades) quelques stages en Europe, dont celui de cinq semaines à
l’Institut supérieur de Namur (Belgique).

De retour à Tunis, elle se rend compte que les compétences issues de
l’Institut de Sidi Dhrif sont très prisées et sollicitées par le marché de
l’emploi aussi bien en Tunisie qu’ailleurs. Pour sa part, Kheiria se voit
même offrir un poste de direction dans un grand projet touristique aux
Emirats Arabes Unis. Alors que ses camarades se mordent les doigts pour le
poste, elle ne trouve pas mieux que de décliner purement et simplement
l’offre. Décidément, elle ne se voit pas au service de qui que ce soit. De
surcroît, elle voit les choses encore plus grandes. Pour s’exercer à la
profession, elle accepte néanmoins quelques postes de direction dans une
chaîne d’hôtels très chics de Tunisie, puis dans un grand établissement
touristique. Dans la foulée –nous sommes en 1989–, elle se voit décerner le
prix présidentiel du meilleur accueil. Et en 1990, elle se jette pieds
joints dans sa propre aventure. C’est son restaurant Dar El Kheirat, un
projet qui va s’éterniser sept années durant. Un grand chantier qui va
nécessiter le concours de plus d’une vingtaine d’entreprises (génie civil,
climatisation, électricité, boiserie, menuiserie, sculpture, etc.), et une
folie qui va le plus souvent l’obliger à mettre la main à la pâte, ne se
gênant pas d’enfiler blouse et bottes pour donner un coup de main à tous les
professionnels ayant pris part à la construction de son restaurant.

Aujourd’hui encore, elle est derrière tout. C’est elle qui fait le marché
(quitte à aller à Bizerte deux fois par semaine pour ramener des poissons
frais directement des balanciers) ; c’est elle qui arrête chaque jour la
carte (cuisine traditionnelle, cuisine européenne, cuisines régionales –du
Kef, de Djerba, de Sfax, etc.– , pâtisseries diverses ; c’est elle qui
supervise la préparation des plats dans la cuisine ; c’est elle qui, à
partir de son bureau, donne des instructions ; c’est elle, au besoin, qui
assure l’accueil des clients forcément d’une classe supérieure ; bref, elle
est omniprésente. Mieux : c’est elle qui forme, jour après jour, son propre
personnel, elle qui a été formée à Tunis et à l’étranger. Et c’est elle,
évidemment, qui parle à ses clients de son aventure et de son
musée-restaurant où des pans entiers évoquent la dynastie hafside.

Ce type d’enfants qui n’en font qu’à leur tête, on en voudrait encore…