Webmanagercenter
: Vous avez coopéré avec l’AISEC. Que pensez-vous de la participation
associative et comment évoquer l’expérience de l’AIESEC elle-même ?
Karim Ben Kahla : Je considère que l’AIESEC agit comme une pépinière. Je
leur ai d’ailleurs suggéré de faire une enquête pour voir le parcours des
anciens de l’Association. L’AIESEC diffuse des valeurs propres à la culture
de l’entreprenership : être individualiste tout en sachant se mettre en
réseau et être au service des autres. Elle offre en prime une certaine
ouverture à l’international. J’ai moi-même contribué à la création d’une
cellule AIESEC alors que j’étais étudiant. Je suis ravi de voir que cette
association, n’a pas dévié de sa vocation. On devrait comptabiliser
l’activité associative dans le mode d’évaluation du niveau des étudiants en
fin de leur cursus. Ce complément en effet leur procure cette possibilité de
se détacher des questions théoriques et de se mesurer à la réalité du
terrain. Ceux qui l’ont fait savent comme c’est enrichissant au plan
personnel, du caractère et du savoir être.
La vie associative, c’est comme le baptême du feu pour le candidat
entrepreneur ?
Oui, d’une certaine façon. L’inclination entrepreneuriale commence de mon
point de vue bien avant l’université. Mais, pour ceux qui n’ont pas eu la
chance de la découvrir, ces associations peuvent initier l’étudiant à des
valeurs et des comportements qui sont liés à l’innovation qui est le moteur
de l’entreprenariat.
Vous prévenez tout de même en appelant à ne pas confondre entreprenariat
et création d’entreprise. Comment l’expliquer?
La création d’entreprise est un acte extrêmement important, mais il
demeure un objectif et non la finalité. L’entreprenariat est inséparable de
la créativité et de la faculté à innover. Cela va au-delà de la création
d’une entreprise. On peut être entreprenant dans le domaine social,
administratif, au plan des idées, des produits, des méthodes, etc. ;…et
d’ailleurs tout l’intérêt de la question est d’aboutir à créer de la valeur.
J’observe qu’à l’heure actuelle, on se soucie plus de la création des
entreprises que de leur potentiel à générer de la valeur ajoutée. Je vois
que bien des projets ne suscitent pas la motivation nécessaire chez les
ressources humaines pour les inciter à être eux-mêmes créatifs et à oser et
que plusieurs chefs d’entreprise souffrent de la faiblesse de la prise
d’initiative, de la créativité et de l’esprit entrepreneurial de leurs
collaborateurs.
En voulant «industrialiser» la production des entrepreneurs et en
réduisant l’entrepreneuriat à l’acte et aux techniques de la création
d’entreprise, on risque de porter atteinte à l’esprit entrepreneurial qui
constitue une dynamique davantage qu’une posture sociale. Il faudrait être
attentif et ne pas amalgamer création d’entreprise et créativité.
Vous insistez sur l’effort du candidat à s’explorer de l’intérieur, vous
lui dites «connais-toi toi-même”. C’est si important?
Je veux dire par là que l’entreprise n’est pas l’application d’un corpus
théorique au monde des affaires. Entreprendre est d’abord un rapport à
soi-même. C’est une volonté de s’auto-réaliser. Elle doit s’accompagner d’un
questionnement détaillé. Qui suis-je ? qu’est-ce que j’ai envie de réaliser
? que suis-je capable de faire ? Cette introspection me paraît importante.
Il s’agit de s’auto-identifier, de jauger son potentiel et de travailler sur
son propre «savoir être». Et bien entendu, il faut savoir jouer perso et en
même temps s’intégrer à un réseau, à un corps social, au monde des affaires.
Vous en faites un pré-requis ?
C’est absolument capital. Cela dépasse les autres considérations
financières et de climat des affaires (du type doing business). Et
d’ailleurs, la société -medias compris- devrait perpétuer cette image là de
l’entrepreneur. C’est un crédo: je veux être différent, je m’assume, j’ai la
capacité d’être différent et je sais me mettre au service des autres.
Vous attribuez une part à la société dans la prédisposition
entrepreneuriale. Comment ça fonctionne ?
Il existe des comparatifs internationaux au niveau des valeurs véhiculées
par les modes d’organisation et de fonctionnement des différentes sociétés
humaines. Nos sociétés maghrébines favorisent l’obéissance et la discipline
dans l’éducation des enfants. Ailleurs, on privilégie l’imagination, la
créativité et la responsabilité individuelle, et je pense notamment à
l’Amérique du Nord où la culture de l’entreprise est très répandue. Il
faudrait donc se soucier de la part de créativité dans ce que nous
enseignons à nos enfants. Certains vous diront que l’apprentissage de
l’ordre est important, certes ! Mais on est dans un monde sous l’emprise de
la créativité et le raccourcissement du cycle de vie des innovations aggrave
la fracture technologico-économique entre ceux qui conçoivent les produits
de demain et ceux qui fabriquent les composantes ou les marchandises d’hier.
Cette profusion de l’innovation nous intime de nous positionner. Si on
veut être dans cette dynamique, il faut aller au-delà des indices de
productivité et des standards de qualité afin d’accéder à la créativité.
L’avenir d’une économie qui se veut émergente est là. C’est le défi de notre
époque. Quand vous faites de la qualité, vous pouvez être imité, égalé et
même dépassé. Quand vous créez, vous êtes tout simplement imité et peut-être
jamais rattrapé. L’enjeu est important, vous en conviendrez. La qualité,
c’est important mais la créativité c’est encore mieux.
Vous êtes un peu puriste, vous voulez une souche d’entrepreneurs et
créateurs. Pourquoi caricaturer les autres ?
J’ai tout simplement rappelé qu’un entrepreneur ne doit compter que sur
son propre potentiel. Il est évident que si la composante financière, les
relations personnelles, ou le patrimoine familial deviennent l’élément clé
de la réussite, la créativité est occultée. Et c’est dévalorisant pour
l’image entrepreneuriale. S’il s’agit de donner du crédit pour dupliquer des
entreprises, le résultat est moins percutant.
Pourquoi citer Bill Gates comme exemple de réussite alors qu’il a profité
d’une situation de «position dominante» et pas Thomas Edisson qui a un
mental d’entrepreneur ?
Dans les deux cas, il y a une idée géniale derrière. La vérité est qu’il
faut avoir des entrepreneurs capables de flairer voire devancer les
évolutions technologiques et de prendre la vague au bon moment. Je n’ai rien
contre le fait de savoir s’emparer des opportunités ou, ce qui est encore
mieux, de les créer. Souvent, nous créons des créateurs qui raisonnent avec
des réflexes d’un autre temps, ne savent pas voir les opportunités et
passent à côté alors que le pays est en train d’évoluer et qu’il ambitionne
d’atteindre de nouveaux paliers. Que pourront-ils nous apporter ?
L’université et les écoles de commerce et d’ingénieurs n’ont-elles pas un
rôle à jouer ?
Certes, mais les écoles de commerce ne forment pas plus d’entrepreneurs
que les écoles d’art ne forment d’artistes. Il faudrait arrêter de croire
que nous créons des entrepreneurs à coup de formations théoriques,
d’évaluations académiques et de subventions de l’Etat. L’esprit
entrepreneurial ne vient ni de la peur du chômage, ni de l’appât du gain
facile ni de l’apprentissage passif ni encore moins de l’attentisme qui
accompagne une certaine culture de l’assistance. Les universitaires devront
également faire preuve d’un esprit entrepreneurial afin d’innover aussi bien
au niveau de leur approche de cette question que de leurs méthodes
pédagogiques et de la recherche.
Plus qu’ailleurs, la conjugaison de la politique industrielle et de celle
scientifique (et de la recherche scientifique) suppose créativité et
excellence.
Pourquoi s’arrêter à la face de la créativité. Le business plan, c’est
plus votre affaire ?
Les questions techniques me semblent importantes mais celles relatives à
l’état d’esprit sont fondamentales. C’est vrai qu’il faut savoir composer
avec le marché, l’environnement d’affaires, savoir se démarquer de la
concurrence, mais l’essentiel reste la façon de créer de la valeur.
Pourquoi voir une antinomie quand l’administration appelle à la création
d’entreprises ?
Ceux qui appellent à l’entrepreneuriat sont souvent des fonctionnaires
qui ont choisi de ne pas entreprendre et c’est là une injonction assez
paradoxale qui décrédibilise plusieurs discours. Mon propos est qu’il existe
un génie national qu’il faut savoir faire proliférer et d’abord en poussant
à créer un environnement propice à la créativité aussi bien au sein de
l’administration publique qu’en dehors de celle-ci.
Vous savez, l’entrepreneuriat retentit y compris sur le modèle de
société. C’est donc un projet économique et sociétal. C’est toute la société
qui devra être entrepreneuriale si l’on veut que nos jeunes soient non
seulement des managers ou des créateurs d’entreprises mais de vrais
entrepreneurs dans tous les domaines de la vie, des promoteurs et des
créateurs de la Tunisie de demain.
Pouvons-nous dire qu’un entrepreneur, c’est tout simplement un
anticonformiste ?
Je dirais que c’est un anticonformiste raisonné et non point radical.
L’intelligence c’est aussi cela : éviter de se polariser.