En désertant la place des idées, les intellectuels tunisiens,
et ils sont nombreux, font courir à la Tunisie le risque de l’émergence de la
culture de la médiocrité. La rationalité, fruit des échanges et des débats
d’idées, véritable levier du développement civilisationnel, est en berne. Il est
encore temps de raviver la flamme citoyenne de nos élites.
Notre pays connaît une pénurie d’idées novatrices et prospectives affichées.
Cette carence se nourrit notamment du manque d’espaces de débats francs et
ouverts, que les élites n’ont pas su probablement créer, mais aussi d’un
excès de satisfecit, se conformant à la méthode Coué ou à la pensée
positive, source d’automotivation, qui paradoxalement nuit à l’émergence de
forces de proposition pour le lendemain.
Une offre intellectuelle pléthorique face aux préoccupations populaires
Pourtant, il ne se passe pas un jour en Tunisie où une thèse de doctorat
n’est pas soutenue dans les sciences fondamentales, humaines,
expérimentales, socio-économiques, technologiques, … et où l’on tente de
dessiner les contours de la Tunisie de demain, la Tunisie de la culture, des
arts, de la manufacture, de la macroéconomie, de la politique, de
l’éducation, de la santé, … Les cercles de réflexions, les clubs de
rencontres littéraires ou scientifiques ou encore les sociétés savantes sont
relativement actifs, mais très discrets quand il s’agit de s’exposer au
niveau de la place publique, au niveau des médias de masse. La société
civile, les associations et les organismes parapubliques ou privées tentent
régulièrement de développer des thèmes prospectifs, qui concernent les
Tunisiens d’aujourd’hui et de demain, relayés par la presse spécialisée mais
qui demeure, hélas, très peu lue avec très peu d’impact sur une population
dont la plus grande frange semble ne s’intéresser qu’aux événements sportifs
ou aux divertissements.
Alors, que faire afin de ne pas laisser la place médiatique aux seuls
sportivologues qui déblatèrent de longues heures durant à la télévision
tunisienne en oubliant l’essentiel en ce qui les concernent, à savoir les
valeurs du sport, l’esprit de solidarité, le goût de l’effort et de la
performance en plus des visées partisanes, somme toute légitimes (aspect
ludico-tribal du sport oblige) ? Que faire devant l’emprise des pages de
fait-divers sur nos tabloïds qui étalent la vie des vedettes des feuilletons
de type soap opera et autres chanteurs de charme. Enfin que faire devant les
pseudos exégèses de la religion via les programmes diffusés par satellites
et exploitant la faiblesse spirituelle et les carences cartésiennes de
franges entières de la population.
Risque de rupture de moyens de communication
Sur un autre plan, plus sérieux et par ces temps où la classe cultivée du
pays ne prend pas ses responsabilités en installant (ou imposant) un débat
ouvert et de qualité, on ne doit pas s’étonner qu’on ait du mal à défendre
par exemple l’identité du Tunisien, fruit de l’esprit de la Réforme, cette
dimension résolument moderne du Tunisien. On n’arriverait quasiment plus à
passer auprès d’une large couche de la population le message qui consiste à
considérer l’ancrage identitaire arabo-musulman, par exemple, est
harmonieusement compatible avec une ouverture consentie, sereine et
tolérante en vers d’autres cultures, d’autres civilisations fussent-elles
économiquement et culturellement concurrentes. On aura tout aussi
difficilement la capacité à intéresser le Tunisien à la responsabilité
environnementale, à la valeur travail, à son rôle en tant que citoyen,
donner et recevoir de la communauté… Des thèmes comme la retraite en 2025 ou
l’aménagement du territoire à horizon de 10 ans, ou encore un regard
critique vis-à-vis de l’école, la réforme hospitalière, la production
littéraire et la lecture, la démocratie locale, le rôle de l’Etat et la
redevabilité, … doivent faire l’objet de débats publics initiés par des
spécialistes, des experts, nos intellectuels, pour les faire rapprocher des
citoyens afin qu’ils soient associés, écoutés et enfin les faire adhérer aux
enjeux du lendemain.
C’est l’élite qui guide
Face au potentiel inouï de créativité intellectuelle dont le tunisien
pourrait faire preuve et face à son absence pour éclairer la communauté et
la servir par les idées et la réflexion, face à tout cela il faut dire non.
Non à cette démission volontaire, non à la médiocrité rampante, non à la
résignation.
Mon engagement dans la vie associative ainsi que mes quelques participations
dans les commissions de réflexion nationale m’ont appris qu’il m’était
possible de contribuer individuellement et de créer collectivement des
espaces de débats ouverts francs et constructifs, qui seront source
d’inspiration des projets nationaux pour le futur de notre pays dans des
domaines aussi variés que la recherche scientifiques, les risque en
assurance, le financement du développement, les enjeux géostratégiques et
l’énergie, la gouvernance financière, la lecture rationnelle de l’islam, la
transmission de l’entreprise familiale, la guerre économique mondiale, les
élections présidentielles américaines, le dialogue des cultures, le rôle de
l’ingénieur en Tunisie, la prospective industrielle tunisienne, les
dimensions multiples du défi de l’emploi, l’intégration maghrébine, le
développement des compétences, … Oui cela est possible. Oui cela est
d’autant plus possible que quand nos intellectuels font preuve de pédagogie
et don de leur temps, de leur énergie en plus de leurs idées. Il l’est
davantage quand les médias relayent ces espaces dans de bonnes conditions.
Oui c’est possible d’installer par la discussion, le débat et la
confrontation d’idées, la culture de la rationalité, seule voie vers le
développement humain. L’élite, qu’elle soit académique ou économique, doit
s’assumer, assumer son rôle citoyen et de guide pour tracer la voie, la voie
d’un avenir meilleur pour nos concitoyens et notre chère Tunisie.
Hassen Zargouni
Managing Director
SIGMA Group